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avec des armes, aurait deux pistolets pour vous répondre. — Nous verrons bien. — Oui, nous verrons. » Et je repris mon travail. Ayant plusieurs milliers de planchettes à façonner pour le clocher, je n’étais pas d’humeur à perdre mon temps. Une demi-heure après, ils revinrent avec des fusils et des pistolets, voulant, sinon me tuer, au moins m’effrayer. En les voyant venir, je saisis mes pistolets, qui n’étaient pas chargés, j’ouvris la porte, et dirigeai mes armes inoffensives sur la poitrine des deux premiers. « N’avancez pas, leur dis-je, ou je fais feu. » Ils s’arrêtèrent aussitôt, croyant peut-être à un danger sérieux, ou se laissant imposer par mon attitude. « Si le jeune curé menace de faire feu, dit l’un d’eux à ses compagnons, soyez sûrs qu’il fera feu. » Ce mot les décida à battre en retraite, et je repris mes planchettes. Cette nécessité de se défendre soi-même explique pourquoi tout le monde, dans l’ouest du Texas, est plus ou moins armé ; encore faut-il que les armes soient très apparentes, sans quoi vous risquez d’être insulté par les butors et les querelleurs, race qui est fort nombreuse et fort redoutable en ce pays.

Cependant la construction de l’église avançait rapidement ; les murailles étaient faites, les maçons travaillaient au clocher, et, sans en attendre l’achèvement, nous élevâmes les huit piliers destinés à la nef centrale : opération difficile, car il fallait non-seulement ériger perpendiculairement des chênes énormes, mais encore les placer sur des assises en pierres de deux pieds de haut, et cela sans machine ni poulie. Heureusement nous comptions dans la ville un grand nombre de colons d’une force herculéenne ; nous les réunîmes, et tous ces bras athlétiques installèrent les huit piliers sur leurs piédestaux en une demi-journée, sans accident. Le progrès rapide de nos travaux éveillait la curiosité et l’intérêt de nos colons ; ils s’assemblaient souvent en groupes nombreux pour admirer le futur monument, et là, entraînés par notre exemple, ils nous prêtaient leurs bras dès qu’ils pouvaient nous être utiles. Les enfans de l’école, dans l’après-midi, se chargeaient du mortier ; ils allaient chercher à la rivière l’eau et le sable nécessaires pour le composer. Un jour l’abbé Dubuis remuait le mortier, vêtu d’un pantalon de cotonnade bleue, j d’une chemise de flanelle rouge, d’un chapeau sans forme ni couleur ; il était tout parsemé d’éclaboussures de chaux et de plâtre, lorsqu’un jeune négociant irlandais, qui passait à Castroville, vint lui demander où était l’abbé Dubuis. L’abbé alla près d’un seau d’eau, se débarbouilla vivement, et relevant la tête : « Le voici, répondit-il ; que lui demandez-vous ? — Ah ! répondit le jeune homme en riant, comment pouvais-je vous reconnaître ? » Et en sa qualité d’Irlandais, c’est-à-dire de catholique pieux et généreux, il donna dix piastres pour notre église.