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les disciples de Voltaire et de Rousseau, ces deux apôtres de la raison et du sentiment qui valent bien saint Pierre et saint Paul, fondateurs d’une religion pervertie, d’une religion d’enfans, où le diable joue un plus grand rôle que le bon. Dieu. Savez-vous ce que c’est que le démon ? C’est le mal, c’est l’ignorance qu’il faut extirper sur la terre ; c’est l’oppression du faible par le fort, c’est l’hypocrisie, c’est le triomphe de l’iniquité. Le Dieu que nous adorons est le Dieu de la vérité, celui qui se dégage incessamment de la conscience et de la raison de l’humanité, le Dieu fort de Kepler et de Bacon, de Descartes et de Galilée, dont le philosophe florentin a pu dire à ceux qui en niaient l’existence : E pur si muove ! Il se meut en effet, il marche, il grandit sans cesse avec nos connaissances et l’amour de la justice, le Dieu vivant dont les perfections sont celles de nos âmes, moins les limites qui s’y rencontrent, comme l’a dit aussi un contemporain de Galilée, le grand Leibnitz. Au nom de ce Dieu de lumières, qui proclame la liberté, allons protester contre, celui qui prêche l’ignorance et consacre la tyrannie ! »

Des cris tumultueux de viva la Franzia ! viva la libertà ! accueillirent ce discours provocateur. Les étudians s’ébranlèrent aussitôt après et s’acheminèrent avec beaucoup de discipline vers le palais de la Ragione (l’hôtel de ville), où ils furent reçus par la force publique et dispersés. Cette première lutte fut suivie d’émeutes et de sanglantes collisions qui durèrent plusieurs jours. L’autorité, loin de sévir avec la rigueur qui lui était habituelle, se montra patiente et modérée, parce que, connaissant l’état des esprits, elle craignait une insurrection générale des provinces de terre ferme[1].

Entraîné dans cette révolte des étudians de Padoue, Lorenzo y déploya une exaltation qui fut remarquée. Poursuivi par un sbire, il fut arrêté après avoir reçu un coup de stylet au bras gauche. Reconnu fort heureusement par un familier des inquisiteurs, Lorenzo fut relâché en considération du sénateur. Zeno, dont on le croyait parent. Le chevalier quitta Padoue quelques jours après ces tristes événemens et se rendit à Venise. On était à la fin de l’année 1794. Il descendit au palais Zeno vers dix heures du soir, et le trouva silencieux. Tout le monde était sorti, excepté les domestiques, qui parurent étonnés de le voir un bras en écharpe. — Eh quoi ! c’est vous, monsieur le chevalier ? lui dit le vieux Bernabo, les yeux écarquillés de surprime.

— Eh ! oui, c’est moi, répondit Lorenzo d’un ton résolu ; qu’as-tu à me dire ?

— Oh ! rien, murmura le vieillard en branlant la tête d’un air de pitié.

  1. Voyez Daru, tome VIe, p. 346.