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s’accordaient à reconnaître en lui un peu d’emphase. M. Lafontaine est venu dessiller leurs yeux, et leur montrer qu’ils n’avaient pas même entrevu la vérité. Que les hommes studieux s’humilient et confessent leur ignorance ! Il y a dans la révélation que nous signalons quelque chose de tellement inattendu, de tellement victorieux, qu’il n’y a pas moyen d’engager la discussion avec le nouveau don Rodrigue. Pour comprendre Corneille, on s’en tenait à Corneille, ou bien on remontait jusqu’aux chants populaires qu’il avait lui-même indiqués comme la donnée primitive de sa composition, jusqu’à Guilhen de Castro, qui lui a fourni plusieurs scènes. M. Lafontaine est venu donner à cette question, qui semblait épuisée, un aspect tout nouveau. C’est à Florian qu’il s’est adressé pour pénétrer le sens de Corneille. C’est avec le secours de Némorin qu’il a deviné le vrai caractère de don Rodrigue. Jamais comédien n’établit plus franchement son indépendance absolue, jamais l’autorité de la tradition ne fut répudiée avec plus d’éclat et de hardiesse. Voyez pourtant l’ingratitude et l’aveuglement du public : le sens imprévu que M. Lafontaine prête à Corneille n’a pas été accepté. On a traité cette hardiesse de témérité, de présomption. On s’est récrié, on a prétendu que don Rodrigue et Némorin n’étaient pas du même sang, n’appartenaient pas à la même famille. M. Lafontaine, qui a donné au Gymnase-Dramatique des preuves nombreuses de son intelligence, a sans doute d’excellentes raisons pour chercher dans Florian l’explication de Corneille. Je regrette qu’avant de produire sur la scène l’interprétation qu’il a imaginée, il ait négligé d’énumérer les motifs qui l’ont décidé : ce que nous prenons pour un paradoxe deviendrait peut-être une vérité de l’ordre le plus élevé. En attendant qu’il descende jusqu’à nous, la confusion est notre partage. Nous avons beau compter par centaines des contradicteurs du nouveau don Rodrigue, nous ne sommes pas sûr qu’il n’ait point raison. L’esprit moderne est inventif, et depuis cinquante ans nous avons vu se produire tant de découvertes !

Néron sous les traits de M. Rouvière n’étonne pas moins que le Cid sous les traits de M. Lafontaine. Racine n’a pas à se plaindre, il est rajeuni aussi librement, aussi hardiment que Corneille. Néron ainsi compris mérite vraiment le nom de création. On a beau lire et relire la tragédie écrite en 1669, interroger Tacite et Suétone, on ne trouve rien de pareil ; mais de quel droit nous plaignons-nous ? Un comédien vulgaire, après avoir étudié l’œuvre du poète, se serait contenté de rechercher dans l’histoire le type des sentimens qu’il avait à exprimer. C’est ainsi que procédait Talma. Depuis la mort de cet acteur trop vanté, tout est bien changé. Les comédiens pénétrés de la grandeur de leur mission se placent au-dessus du poète, au-dessus de l’historien ; éclairés et guidés par un rayon mystérieux que personne n’entrevoit à moins d’être initié, ils marchent d’un pas résolu vers un but inaperçu de tous. C’est ainsi que M. Rouvière vient de nous révéler un Néron ignoré de Racine, de Tacite et de Suétone. Grâces lui soient rendues pour l’invention de ce personnage ! En récitant les vers écrits depuis cent quatre-vingt-sept ans, il a trouvé moyen de nous intéresser, de nous distraire, comme l’eût fait un acteur chargé de réciter des vers inédits. Talma, se plaint servilement à l’intention apparente de l’auteur, faisait du rival, du meurtrier de Britannicus un personnage contenu, longtemps maître de lui-même, dont la colère semblait