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pas facilement à constater l’éclipse de son génie, si je ne faisais mes réserves pour l’avenir. Le principe qui est le fondement même de la Prusse a beau être renié par un parti puissant, c’est un principe inaliénable. Les hommes passent, les générations disparaissent ; le droit, abandonné un jour par ceux qui devaient le servir, reparaît tôt ou tard sous une forme nouvelle. L’esprit de la Prusse est nécessaire à l’Allemagne et à l’Europe. Cet esprit peut s’effacer quelque temps, il peut perdre courage et douter de lui-même ; il ne périra pas.

D’où vient donc cette éclipse momentanée de la Prusse ? Je suis de ceux qui jusqu’ici ont eu confiance dans les destinées politiques et morales de Berlin. Quand je commençai à étudier l’Allemagne, la Prusse m’apparut tout d’abord comme le foyer de cette vie intellectuelle, de ce travail libre et désintéressé qui attirait mes sympathies. Je partageais l’espérance commune. Je venais de voir d’éminens esprits, disgraciés ou mal à l’aise sur d’autres points du territoire, généreusement protégés par un roi capable de juger en maître les plus sévères comme les plus délicates productions du génie de l’homme ; j’avais vu Jacob et Wilhelm Grimm, j’avais vu Schelling, Tieck, Cornélius, et bien d’autres encore, appelés à Berlin et mis à la haute place qui leur était due ; je me rappelais l’amitié du souverain pour M. Alexandre de Humboldt, pour M. de Radowitz, et l’estime profonde qu’il témoignait à M. de Bunsen ; qu’importait alors que d’autres amitiés moins rassurantes vinssent jeter quelque ombre sur ce tableau ? Je croyais sincèrement que le gouvernement prussien avait un vif sentiment de l’esprit moderne ; je le croyais, j’étais autorisé à le croire, et quelles que fussent les hésitations du monarque au moment d’accorder enfin à ses sujets cette constitution libérale appelée par tous les vœux, je ne cessais pas de regarder le pays de Frédéric-Guillaume IV comme la tête et le cœur de l’Allemagne. On me permettra bien aujourd’hui de raconter la chute de ces espérances. Je suis de ceux qui ont combattu avec le plus de persévérance et d’énergie les désordres de cette philosophie insensée qui usurpait le grand nom de Hegel pour propager l’athéisme et enflammer les convoitises brutales ; maintenant que cette ténébreuse milice est en déroute, maintenant que le péril est ailleurs, j’ai bien le droit, ce me semble, de pousser un nouveau cri d’alarme. D’où vient donc, encore une fois, la triste situation de la Prusse ? Je tâcherai de l’expliquer aussi clairement que possible. Écoutez une singulière histoire.

L’anarchie était vaincue. L’agitation de 1848 avait fait place à un ordre nouveau, et toutes les questions pendantes allaient être débattues à la tribune, au lieu d’être abandonnées au hasard. Deux hommes surtout avaient triomphé des insurrections, le général de Wrangel par la force des armes, le directeur de la police, M. de Hinckeldey,