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bruit s’en était répandu, et il arriva qu’un beau jour, les locataires et fermiers de Maleka s’en allèrent faire opposition devant le kadi contre la donation signée sans leur consentement et contre les ventes qui l’avaient suivie. Le kadi leur donna, comme de raison, gain de cause, et Ismaïl reçut l’ordre formel de ne plus agir en maître dans les domaines de sa femme. Bien plus, comme la législation turque admet des effets rétroactifs, les ventes déjà consommées par Ismaïl se trouvèrent nulles de fait comme de droit, et les créanciers du bey, n’ayant plus entre les mains que des titres sans valeur, recommencèrent à le poursuivre de plus belle. Dès-lors la paix fut gravement troublée entre Ismaïl et sa femme. Des conversations piquantes, on en vint à des querelles sérieuses. Ismaïl, après s’être emporté contre ses créanciers, contre les fermiers de sa femme, contre le kadi, ne craignit pas d’accuser Maleka d’avoir négligé, dans l’acte de donation, une formalité indispensable, ce qui autorisa celle-ci à répondre qu’elle n’eût jamais donné ses biens, si elle avait deviné l’usage qu’on en voulait faire. Une rupture semblait imminente, mais Ismaïl gardait encore quelque espoir de vaincre l’opposition de ses fermiers. Il résolut de patienter et de ne prendre aucun parti extrême avant d’avoir tenté de faire annuler le jugement rendu contre lui. Le premier résultat qu’il fallait obtenir était l’intervention de Fatma auprès de son époux le kadi. Ismaïl se promit de parler dans ce sens à Fatma, qu’il voyait quelquefois et qu’il avait intérêt à ménager, puisque, en sa qualité de tuteur d’Anifé, il aurait à lui rendre un jour des comptes de tutelle.

À l’époque même où le pauvre bey voyait ainsi la ruine et la discorde s’asseoir à son foyer domestique, la famille du kadi, installée dans la petite ville de Saframbolo, à une demi-journée du village habité par Ismaïl, jouissait d’une paix profonde. Quelles chances avait donc Ismaïl d’intéresser à sa triste destinée Fatma, l’épouse qu’il avait dédaignée, et la jeune Anifé, qui avait ressenti si vivement l’insulte faite à sa mère ? En réalité, ces chances étaient moins défavorables qu’on n’eût pu le supposer. Ismaïl n’était rien moins que laid, quoiqu’il boitât légèrement et qu’il fût à peu près impossible de décider tout d’abord s’il regardait à droite, à gauche ou devant lui. Son regard, tout incertain qu’il était, avait une expression douce et pénétrante. Fatma avait gardé pour le bey des dispositions toutes bienveillantes. Chez Anifé cependant, la bienveillance était dominée par un sentiment de nature plus complexe, et qu’on ne peut bien définir qu’en rappelant au milieu de quelles scènes se passent les premières années d’une jeune fille turque. Anifé était née dans un harem ; elle avait vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans entourée d’une population féminine qui se préoccupait médiocre-