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demeura convaincue que je n’avais rien vu ; je continuai à la quereller sur son entêtement à me cacher ses traits, et j’allai même jusqu’à feindre de croire qu’elle se fardait, et qu’en faisant fondre les couleurs étendues sur ses joues, la chaleur de son bain nuisait à sa beauté. J’ajoutai que c’était un effet assez commun, et qu’il fallait une dose de coquetterie plus qu’ordinaire pour s’obstiner ainsi à le cacher. — Oui, oui, c’est cela, dit-elle, enchantée de ma supposition ; la vapeur du bain me rend aussi rouge qu’une écrevisse, et je n’aime pas à me montrer ainsi. — Allons, répondis-je, je veux bien vous pardonner cet excès de défiance, mais j’espère que vous ne me traiterez pas toujours avec cette rigueur et que vous douterez moins de l’admiration que vous m’inspirez. Là-dessus, je lui permis de s’échapper, et me voici. Maintenant que vas-tu faire ?

— Partir à l’instant même pour Constantinople, me jeter aux pieds de Maleka et en obtenir mon pardon. Tu m’accompagneras, tu m’aideras à plaider ma cause, car tu as vu dès le premier jour combien il me tardait de me réunir à la véritable compagne de mes jours.

— Mon cher Ismaïl, je ne t’accompagnerai pas, et je resterai ici, au moins pour quelque temps. J’ai quelques affaires que je ne suis pas parvenu à arranger à ma satisfaction, et d’ailleurs si je partais avec toi, la famille d’Anifé en conclurait que c’est moi qui t’enlève à ta nouvelle épouse. On connaît mon amitié pour Maleka, et on me prendrait pour son émissaire, on m’accuserait d’être venu troubler le bonheur de ton ménage. Je resterai donc quelque temps, je déclamerai contre ton départ, contre l’abandon dans lequel tu laisses ta jeune femme, et je te tiendrai au courant de tout ce qui se machinera contre toi, car, tu dois t’y attendre, Anifé et ses parens ne négligeront rien pour tirer vengeance de l’affront que tu leur prépares. Je te serai beaucoup plus utile ici qu’à Constantinople, où tu trouveras dans le cœur même de Maleka le plus puissant des auxiliaires.

Ismaïl ne fut qu’à demi satisfait de ces excuses, mais il cacha ses soupçons d’autant mieux que Selim-Effendi était un rival tout aussi redoutable à Constantinople qu’en province, et Ismaïl ne l’ignorait pas. Le jour même, le bey quitta le village sous prétexte de se rendre à Saframbolo, chez un de ses amis qui l’avait invité à une partie de chasse ; mais à une heure de Kadi-Keui il tourna bride et prit la route, de Constantinople, où il arriva aussi promptement que sa maigre monture le lui permit.

III.

Pendant deux jours, Anifé attendit son mari sans se douter de rien ; mais dans la matinée du troisième un de ses parens qui reve-