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nait d’une petite ville située à une journée de Kadi-Keui, sur la route de Constantinople, raconta à un domestique comment il avait rencontré son maître à l’entrée de la ville, et comment celui-ci lui avait dit qu’il se rendait à la capitale. Le domestique étonné s’empressa de communiquer la nouvelle à une des servantes d’Anifé, et ce fut ainsi qu’Anifé elle-même connût sa destinée.

Le premier choc lui causa une attaque de nerfs. Anifé était réellement violente et passionnée. Malgré ses fréquentes disputes avec son mari, jamais l’idée d’une séparation ne s’était présentée à son esprit, et ce n’était pas seulement une séparation qui la frappait à cette heure : c’était un abandon complet, prémédité, accompli ; c’était un malheur affreux et une injure sanglante. La pauvre petite en fut véritablement malade, d’autant plus que son état de grossesse assez avancé rendait son système nerveux plus irritable et moins ferme qu’en toute autre circonstance. Sa mère, son père d’adoption et toute sa famille accoururent auprès d’elle et lui donnèrent des soins empressés.

Selim-Effendi, qui habitait la maison même d’Ismaïl, dut se contenter d’abord d’apprendre par la bouche des servantes les nouvelles alarmantes qui couraient sur la santé de leur jeune maîtresse. Au bout de quelques jours pourtant, il fut introduit auprès de Fatma, qui espérait apprendre de lui quelque chose touchant son ancien beau-frère, devenu son gendre. Elle n’apprit cependant que ce que Selim jugea opportun de lui faire savoir. — Ismaïl était complètement enchaîné aux pieds de Maleka, et ceux qui comme lui, Sélim, avaient été témoins de cette fascination extraordinaire exercée par une femme déjà d’un certain âge sur un jeune homme tel qu’Ismaïl ne pouvaient se défendre de penser qu’il y avait là quelque chose de surnaturel. Dès sa première entrevue avec Ismaïl, il avait été frappé de l’enthousiasme avec lequel il lui parlait de Maleka, des regrets qu’il n’essayait même pas de dissimuler, et il avait compris avec douleur que la chaîne n’était pas rompue. Selim-Effendi croyait bien que Maleka avait rallumé le feu mal éteint dans le cœur d’Ismaïl par quelque artifice cabalistique. Dès-lors les regrets d’Ismaïl étaient devenus insupportables, et il avait fini par y céder.

Anifé avait parlé dans ses heures de fièvre et de délire ; le nom de Selim-Effendi s’était trouvé souvent sur ses lèvres comme celui d’un ami qui l’avait plus d’une fois engagée à se tenir en garde contre la perfidie de son mari. Aussi Fatma désirait-elle s’assurer par elle-même du degré de confiance que cet avis méritait. D’abord Selim ne lui plut guère ; c’est ce que l’effendi comprit sans peine. Il avait l’habitude d’arrêter son regard sur les yeux de la personne avec laquelle il causait, de manière à lire jusque dans ses plus secrètes pensées, et ce regard interrogateur restait impénétrable. Selim, s’étant bien