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lit de la malade et lui présenta en tremblant son petit mort. Anifé s’en empara comme d’un trésor, et le tint à deux mains devant elle. Chose étrange ! on s’attendait à la voir dévorer de caresses ces restes inanimés, et maintenant qu’elle les tenait dans ses bras, on ne lisait plus sur ses traits qu’un dégoût insurmontable et une terreur presque surnaturelle.

— Est-ce donc là mon enfant ? dit-elle enfin. Est-ce la l’enfant qui tout à l’heure se débattait dans mon sein, qui déchirait mes entrailles, et que j’appelais de tous mes vœux ? — Et s’adressant directement au petit cadavre : — Est-ce bien toi, dit-elle encore, qui m’as tant fait souffrir, et que j’aimais tant ? Est-ce toi dont les moindres mouvemens me causaient naguère des douleurs inouïes et une exquise volupté ?

Et elle remuait l’un après l’autre les membres raides de l’enfant, elle lui touchait les joues et la poitrine avec autant d’indifférence que si elle eût tenu une poupée d’Allemagne. — Raide ! disait-elle ; froid ! … Et c’est là mon enfant ? reprit-elle en se tournant vers la vieille. — Et comme celle-ci ne trouvait rien à répondre, elle adressa la même question à sa mère et aux divers membres de sa famille réunis autour d’elle. — Pouvez-vous me jurer que c’est là mon enfant ? L’avez-vous vu avant qu’il mourût ? l’avez-vous vu mourir ?

Pour la première fois depuis le commencement de cette scène, une ombre de doute traversa l’esprit de tous les assistans. Fatma avait aperçu le petit lorsque la vieille s’en était emparée, et il lui avait semblé bien portant. Personne n’avait assisté à sa mort. Pas une voix ne s’éleva dans ce moment pour répondre à la singulière question d’Anifé. On n’avait aucun motif de soupçonner la sage-femme. La vieille sorcière n’en comprit pas moins qu’elle ne devait pas laisser sans réponse les paroles d’Anifé. — Je ne m’offense pas de ces doutes, dit-elle d’un air doucereux et patelin : je compatis aux douleurs d’une mère, et je comprends qu’elle s’efforce de leur donner le change ; mais ma réputation est assez bien établie, grâce à Dieu, et rien dans tout le cours de ma longue vie n’a donné prise à de pareilles accusations. Je voudrais de tout mon cœur partager les doutes de la noble Anifé ; tout ce que je puis dire en vérité (le cœur me saigne de détruire en elle cette illusion qui endort ses regrets), tout ce que je puis dire, c’est que cet enfant est bien celui que j’ai reçu au sortir de son sein.

Les assistans s’entre-regardaient, ne sachant que répondre ; mais la jeune mère paraissait n’avoir rien entendu des discours de la vieille. Elle poursuivait son muet examen du cadavre, et secouait la tête sans mot dire. Tout à coup l’exaltation qui l’avait soutenue jusque-là sembla s’éteindre brusquement. Ses joues devinrent d’une pâleur livide, ses traits se décomposèrent ; le petit mort roula sur le plan-