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occuper sur-le-champ et de ne rien négliger pour éclaircir ce chaos ténébreux.

La première chose que fit le bon kadi, ce fut de s’envelopper d’un manteau couleur de muraille et de s’en aller incognito chez la vieille Grecque. Celle-ci faillit s’évanouir en reconnaissant son illustre visiteur, et si la chose eût été possible, elle se serait enfoncée sous terre pour se dérober à l’examen qu’elle prévoyait ; mais de tels souhaits ne pouvaient la mener loin. Recouvrant donc par un violent effort son empire sur elle-même, elle attendit de pied ferme l’orage qu’elle ne pouvait éviter. Le kadi ne la fit pas languir longtemps, et il entra tout de suite en matière : — Ma fille m’a fait part de ses soupçons, lui dit-il d’une voix sévère, et je ne les crois pas dépourvus de fondemens. Je viens donc en premier lieu examiner les restes de celui que vous prétendez être mon petit-fils. — Et en disant ces mots, le kadi désignait du doigt le coffre qui était posé dans un coin reculé de l’appartement. — Ouvrez ce coffre, ajouta-t-il.

— Eh quoi ! seigneur, dit la vieille, votre excellence veut-elle souiller son regard flamboyant de la vue des restes immondes…

— Ouvrez ce coffre, reprit le kadi en élevant quelque peu la voix ; votre hésitation témoigne contre vous, je vous en préviens.

Forcée dans ses retranchemens et n’osant insister davantage, la vieille obéit et présenta au vieux juge le petit cadavre. Le kadi prit l’enfant, l’examina attentivement, et, fixant ses yeux sur la vieille tremblante, il s’écria d’une voix formidable : — Cet enfant est mort depuis plus de vingt-quatre heures ! …

Cela était parfaitement vrai, mais le kadi n’en savait rien, et il parlait ainsi au hasard pour effrayer la vieille. Malheureusement celle-ci savait que personne dans la ville n’était de force à se prononcer sciemment sur un point aussi délicat de médecine légale, et elle ne perdit pas courage : — Votre excellence est plus savante que moi, répondit-elle avec humilité, et je ne serais pas assez téméraire pour m’opposer à son opinion ; ce que je suis prête à affirmer par serment, c’est que l’enfant que vous voyez est sorti ce matin des entrailles de votre fille, et que je l’ai reçu à son arrivée dans ce monde. Il se peut qu’il fût déjà mort et que je ne m’en sois aperçue que quelques instans plus tard.

Le kadi savait bien que l’enfant d’Anifé était né vivant, car elle le lui avait affirmé de la manière la plus positive ; mais la vieille avait offert d’affirmer sous serment que l’enfant mort était celui d’Anifé, et ce fut là ce qui le frappa principalement dans le discours de la sage-femme, car les Turcs attachent une grande importance au serment, et ils assurent que le plus criminel d’entre eux n’oserait se parjurer, fût-ce même pour sauver sa vie. Cela est si vrai, qu’on