Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des courtisans l’interdisait. Les fermiers-généraux en effet étaient obligés presque tous de payer à des personnes de la cour non-seulement des pensions d’un montant déterminé, dont quelques-unes étaient considérables, mais encore des parts proportionnelles de leur revenu. « L’ignoble nom de croupes donné à de pareils présens, dit Droz, n’excitait aucune répugnance. De grands seigneurs étaient croupiers, de grandes dames étaient croupières[1]. »

Un pareil système financier ne supportait pas l’examen. Le jeune Mollien, dont l’esprit était fort éveillé, eut bientôt reconnu qu’il était vicieux ; mais il ne lui appartenait pas, à lui apprenti des bureaux, de changer ce détestable mécanisme afin de placer les finances de l’état sur leurs véritables bases. C’est à peine si alors, dans ses rêves, il pouvait concevoir l’espérance d’y apporter quelque jour des améliorations de détail. Pas plus que personne, il ne soupçonnait qu’on fût à la veille d’une révolution où non-seulement tout l’échafaudage administratif et financier, mais aussi tout l’édifice politique dût être renversé de fond en comble, et une des raisons pour lesquelles la catastrophe arriva, c’est qu’elle n’était prévue de personne.

L’application de M. Mollien, son intelligence et la rectitude de son jugement ne tardèrent pas à appeler sur lui l’attention de ses chefs et de tous ceux avec lesquels il avait des rapports. Après quelques années passées à étudier les matières qu’il avait à traiter, il acquit, malgré sa jeunesse, une véritable importance. Il en dut une partie à un mémoire qu’il prit sur lui de composer à l’appui d’une pensée de M. de Vergennes. Cet homme d’état distingué a eu le mérite de reconnaître, à la suite de Turgot, la convenance de remplacer une politique commerciale embarrassée de restrictions à l’infini par un régime moins antipathique à la pensée du rapprochement des peuples civilisés, pensée qui commençait à prendre une certaine consistance. En conséquence il s’était proposé, à l’issue de

  1. La liste nominative des croupes et des pensions sous le dernier bail passé par l’abbé Terray a été publiée dans un pamphlet curieux imprimé à Londres, ou plutôt en portant l’indication, sous le nom de Mémoires de l’abbé Terray. Elle offre un grand nombre de personnes titrées. La famille de l’abbé Terray s’y trouve, de même que celle de Mme de Pompadour. Mme Dubarry n’y apparaît que par son médecin. On y rencontre la nourrice du feu duc de Bourgogne, des chanteuses du concert de la reine, une personne avec l’indication qu’elle a été au Parc-aux-Cerfs. Le roi (c’était Louis XV et non Louis XVI) y figure à plusieurs reprises. L’huissier principal de son cabinet n’y est pas oublié. Quelques-unes des croupes résultent évidemment d’une association entre le titulaire et un autre capitaliste.
    Je lis sur le même sujet dans la notice sur Necker du baron de Staël les lignes suivantes (page LXIX) : « Ce genre d’abus avait été porté si loin, que sous l’abbé Terray les croupes absorbaient le quart des bénéfices de la ferme, et que sur soixante fermiers-généraux, cinq seulement avaient place entière, tandis que tous les autres étaient grevés de croupes ou de pensions. »