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il apportait la dictature partout où il apparaissait, puisque partout il exerçait un ascendant extraordinaire, et les volontés s’inclinaient devant la sienne. Les hommes impartiaux ajouteront qu’à ce moment la dictature était, de même qu’on l’avait vu autrefois dans la république romaine et depuis dans tous les pays libres, la condition du salut de la France, et celle de Napoléon devait être accueillie par les acclamations de l’immense majorité ; mais établir la dictature à poste fixe dans l’état et par un procédé tel que celui des listes de notabilité, c’était ou abuser d’une disposition passagère de l’opinion pour la tromper, ou être soi-même dupe d’un jeu de mots, et ni l’un ni l’autre ne pouvait convenir à l’esprit supérieur et au grand caractère de Napoléon. Les intelligences de cette portée et les personnages de cette stature méprisent les détours de cette espèce, et ne se laissent pas décevoir par de pareils semblans. Napoléon put trouver que l’expédient des listes de notabilité lui était, commode pour quelque temps, mais il n’en faisait aucun cas, et avant que trois ans se fussent écoulés, il voulut l’abolition des listes de notabilité et le retour à l’action des collèges électoraux pour la désignation des membres du corps législatif et du tribunat[1].

Son œuvre à lui, dans la politique inaugurée en l’an VIII, fut une autre innovation qui contribua, bien autrement que l’expédient des listes de notabilité, à écarter les obstacles du chemin du nouveau gouvernement : ce fut de répudier avec éclat l’esprit d’exclusion tyrannique avec lequel on avait gouverné depuis 1789. Pendant onze ans, le parti de la révolution, maître des affaires sous différens noms et toujours rempli de soupçons et de défiance, frappait de l’ostracisme quand ce n’était pas du glaive, tout ce qui ne lui appartenait pas, tout ce qui pouvait nourrir une pensée qui lui fût hostile. C’était un retournement violent et implacable des maux que le tiers-état avait si longtemps soufferts, et cette tyrannie nouvelle n’attaquait pas seulement les ci-devant privilégiés ; elle s’était étendue successivement à leurs adhérens et amis, à la plupart des hommes que leurs lumières, leurs talens ou la considération dont ils étaient entourés classaient dans l’aristocratie naturelle de la société, et aussi à la masse d’honnêtes gens qu’indigne et révolte une aveugle oppression, de quelque part qu’elle vienne. On avait eu ainsi tout à la fois les formes extérieures de la liberté politique et un despotisme sanguinaire sous la convention, tracassier sous le directoire : accouplement monstrueux d’où n’avait pu sortir qu’une hideuse anarchie. À l’époque qui précéda immédiatement le 18 brumaire,

  1. Ce changement eut lieu par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802), qui institua le consulat à vie. Les collèges électoraux d’arrondissemens et de départemens choisissaient des candidats entre lesquels le sénat choisissait.