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V.

Je me promenais pendant les dernières heures d’une belle journée à automne, dans les champs qui entourent ma ferme d’Asie-Mineure, lorsque je vis passer sur la route voisine une petite caravane assez bien équipée[1]. Le principal personnage était une femme vêtue à la mode de Constantinople, et à côté d’elle, monté sur un petit cheval de Mitylène, se tenait un très jeune homme, d’une belle et noble figure. Une autre femme de condition inférieure, vêtue à la mode d’Asie, tenait devant elle un petit enfant. Derrière ce groupe venaient environ une demi-douzaine de serviteurs de conditions et d’âges divers : un kiaja ou intendant, un allumeur de pipes, un verseur de café, un bouffon, un secrétaire, un cuisinier et un page, puis quelques gardes fournis par le gouverneur. Je m’étais arrêtée pour voir défiler tout ce monde. L’un des gardes s’approcha du jeune cavalier et lui dit quelques mots à voix basse en regardant de mon côté. Le jeune homme vint aussitôt à moi et m’annonça poliment que sa cousine Anifé, actuellement en route pour Constantinople et fort souffrante désirait me consulter sur les précautions à prendre pour supporter, malgré sa faiblesse, les fatigues du voyage. Je l’engageai à me devancer et à m’attendre chez moi, ainsi que sa cousine, en l’assurant que je ne tarderais pas à les rejoindre. Il s’inclina avec courtoisie ; et la caravane se remit en marche.

Je les suivais à quelque distance, cherchant à me rappeler ce qui m’avait été conté du second mariage d’Ismaïl-Bey et des moyens employés par sa jeune épouse pour l’emporter sur l’ancienne. L’histoire des sortilèges m’était revenue à l’esprit, et j’étais curieuse de juger par moi-même de cette beauté d’origine suspecte que le bruit public accordait à la jeune femme. Je trouvai, en rentrant à la ferme,

  1. En rappelant que le fond de ces récits est presque toujours emprunté à des souvenirs personnels, j’ai quelques explications à donner sur le caractère demi-historique, mi-romanesque du Prince kurde, publié dans la Revue du 15 mars et du 1er avril 1856. Les détails qu’on a pu lire sur les derniers momens et sur le genre de mort de Méhémed-Bey sont empruntés à l’histoire d’un prince rebelle mort à Constantinople avant l’avènement du sultan Abdul-Medjid, et par conséquent à une époque où de telles catastrophes étaient assez communes. J’ai usé d’un droit du romancier en transportant ces détails, dans la vie d’un prince Kurde qui disparut, il y a cinq ou six ans, après avoir été battu par les troupes impériales. Parmi les nombreuses hypothèses auxquelles a donné lieu la fin de ce prince, j’ai choisi non la plus vraisemblable, mais la plus dramatique. Il devient inutile d’ajouter que les nobles personnages dont les noms ont été cités dans mon récit n’ont rien à démêler avec la partie de cette histoire qui, sans être purement imaginaire, repose du moins sur des faits bien antérieurs au tanzimat et au règne d’Abdul-Medjid.