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vit le gouverneur et le kaïmakan de la province pour s’assurer que l’opposition probable du kadi, beau-père d’Ismaïl, n’empêcherait pas le tribunal de prononcer un jugement contre l’infidèle époux dont elle se prétendait la créancière. De belles étoffes de Brousse, un couple de lévriers de la plus fine race assurèrent à Maleka la protection du kaïmakan. La sentence de prise de corps fut rendue contre Ismaïl malgré les observations du kadi et expédiée à Maleka. L’envoi d’une lettre comminatoire à Ismaïl, que celui-ci, conseillé par Anifé, ne crut pas devoir prendre au sérieux, fut le dernier témoignage de sollicitude donné par Maleka à son époux. La réponse d’Ismaïl ayant été peu satisfaisante, il fut décidé entre Maleka et Selim qu’on irait jusqu’au bout, qu’on partirait sans retard pour Constantinople, et ce dernier projet fut aussitôt exécuté que conçu.

L’époque approchait où le double complot dont les trames se resserraient autour d’Ismaïl allait se démasquer. Anifé pouvait faire valoir contre lui une créance de quatre-vingt-quinze mille piastres. Maleka, grâce à l’emploi fort peu légitime du cachet d’Ismaïl, avait réussi à le constituer légalement débiteur de cent quinze mille piastres. Ces deux femmes vivaient à Constantinople, l’une auprès d’Ismaïl, l’autre épiant et connaissant toutes ses démarches. Avant toutefois que l’orage n’éclatât, il se produisit entre les deux rivales un incident qu’il est bon de noter.

Rien de plus difficile à distinguer dans les rues de Constantinople qu’une femme turque d’une autre femme turque. Toutes sont voilées ; toutes sont enveloppées dans un manteau sans taille qui les fait ressembler à des ombres ; toutes sont chaussées d’énormes bottes jaunes qui gênent leur démarche, et leur enlèvent toute tournure personnelle. Maleka crut donc pouvoir s’aventurer sans péril dans les rues de Constantinople ; mais la haine féminine a des yeux si perçans, qu’il n’existe pour elle ni voile ni manteau. Le hasard voulut qu’Anifé entrât dans une boutique d’où Maleka sortait, et que les deux femmes se rencontrassent nez à nez sur le seuil de la porte. Toutes deux se reconnurent à l’instant, mais aucune ne se trahit. Maleka demeura impassible, et Anifé, laissant tomber sur Maleka un de ces regards froids et distraits qui ne voient pas, entra dans la boutique sans seulement regarder derrière elle. Maleka descendit aussitôt la rue ; sans paraître éprouver ni curiosité ni inquiétude.

Anifé était accompagnée, selon l’usage, de deux négresses et d’un nègre. Elle s’approcha de la plus âgée des deux femmes, qui, façonnée aux mœurs du harem, avait une réputation de finesse très méritée, et elle lui dit tout bas : — Suis de loin cette femme qui sort d’ici ; découvre sa demeure, et ne rentre pas sans m’apporter une indication exacte. — La négresse écouta avec l’air de la plus