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et qui échappent au vulgaire. De là son allure saccadée, son manque de suite, ses brusques élans, et ce vol impétueux par lequel il supprime les distances. Il lui suffira, de la plus petite occasion pour éclater en métaphores ; il sera poète à tout propos et hors de propos. De là cette floraison perpétuelle de métaphores étranges et splendides qui colorent ses vers. L’imagination qui s’émeut facilement se trouve entraînée d’une idée à l’autre, et embrasse l’arbre dès qu’elle a effleuré le moindre rameau. De là cette surabondance, ce redoublement, cette fertilité inépuisable. « Mon aimable Shakspeare, — « doux cygne de l’Avon, » ces mots de Ben Jonson confirment ce qu’indiquait déjà l’analyse. Il était tendre et bon ; il aima beaucoup et souffrit beaucoup, Il souffrit parce qu’il ne fut point aimé, et parce qu’il s’égara longtemps dans des amours vulgaires ; il souffrit parce qu’il était comédien[1], esclave du public et obligé d’exposer tous les jours son cœur au public. « Disgracié de la for tune, dit-il dans un de ses sonnets mélancoliques, disgracié aux regards des hommes, je pleure dans la solitude l’abjection de mon sort. Je jette les yeux sur moi, maudissant mon destin, me souhaitant semblable à quelqu’un, de plus riche en espérance, en beauté, en amis, dégoûté de mes meilleurs biens, me méprisant presque moi-même ; » mais il ajoute aussitôt : « Parfois alors je pense à toi, et, comme l’alouette au retour du soleil s’élance hors des sillons mornes, mon âme s’envole et va chanter des hymnes à la porte du ciel. » Ce subit accès de bonheur, ces grandes alternatives de joie et de tristesse peignent le poète extrême dans ses émotions, incessamment troublé de douleur ou d’allégresse, sensible au moindre choc plus puissant pour jouir et pour souffrir que les autres hommes, capable de rêves plus intenses, et en qui s’agitait un monde imaginaire d’êtres gracieux ou terribles, tous passionnés comme leur auteur.


II

Recomposons ce monde en cherchant en lui l’empreinte de son créateur. Un poète ne copie pas au hasard les mœurs qui l’entourent ; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes du cœur et de conduite qui conviennent le mieux à son talent. Supposez-le logicien, moraliste, orateur, tel qu’un de nos grands tragiques du XVIIe siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas ; il aura horreur des valets et de la canaille ; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances ; il fuira comme un scandale tout mot

  1. Quatre-vingt-onzième sonnet.