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les habits qu’elle louait tant), je la ramènerai à coups de poing à la cour et à coups de pied à la maison. » — D’autres ne sont que des radoteurs, par exemple Polonius, le grave conseiller sans cervelle, « vieil enfant qui n’est pas encore hors des langes, » nigaud solennel qui déverse sur les gens une pluie de conseils, de complimens et de maximes, sorte de porte-voix de cour, pouvant servir dans les cérémonies d’apparat, ayant l’air de penser, et ne faisant que réciter des mots. Mais le plus complet de tous les caractères est celui de la nourrice[1], bavarde, sale en propos, vrai pilier de cuisine, sentant la marmite, bête, imprudente, immorale, du reste bonne femme et affectionnée à son enfant. Voyez ce radotage décousu et intarissable d’une commère :


LA NOURRICE. — Sur ma foi - je pourrais dire son âge à une heure près.

LADY CAPULET. — Elle n’a pas quatorze ans.

LA NOURRICE. — Vienne la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. — Suzanne et elle (Dieu fasse miséricorde à toutes les âmes chrétiennes !) étaient — du même âge. Bien ! Suzanne est avec Dieu ; — elle était trop bonne pour moi. Mais, comme je disais, — à la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. — Elle les aura, ma foi. Je m’en souviens bien. — Cela fait onze ans aujourd’hui depuis le tremblement de terre. — De tous les jours de l’année, c’est justement ce jour-là, — je m’en souviens bien, qu’elle fut sevrée. — J’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil Contre les murs du pigeonnier. — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue. — Oh ! j’ai de la cervelle !… Mais, comme je disais, — quand elle eut goûté l’absinthe au bout de mon téton, — et qu’elle l’eut senti amer, la jolie petite folle, — il fallait voir comme elle était maussade et comme elle se rebiffait contre le sein ; — et depuis ce temps il y a onze ans de passés — Car elle se tenait déjà sur ses jambes. Oui, par la croix ! — Elle courait presque, et se dandinait tout du long même le jour d’avant, elle était tombée sur le front.


Là-dessus, elle enfile une histoire indécente, qu’elle recommence quatre fois de suite. On la fait taire, n’importe. Elle a son histoire en tête, et ne cesse pas de la redire et d’en rire toute seule. Les répétitions sans fin sont la démarche primitive de l’esprit. Les gens du peuple ne suivent pas la ligne droite du raisonnement et du récit ; ils reviennent sur leurs pas, ils piétinent en place. Frappés d’une image, ils la gardent pendant une heure devant les yeux, et ne s’en lassent pas. S’ils avancent, ils tournent parmi cent idées incidentes avant d’arriver à la phrase nécessaire. Ils se laissent détourner de leur chemin par toutes les pensées qui viennent à la traverse. Ainsi fait la nourrice, et quand elle rapporte à Juliette des nouvelles de

  1. Roméo et Juliette.