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tait ; elle ne dit rien ou elle dit tout. Telle est cette Imogène, « si tendre aux reproches que les paroles sont des coups, et que les coups sont une mort pour elle. » Telle est Virginie, la douce épouse de Coriolan : elle n’a point le cœur romain ; elle s’effraie des victoires de son mari ; quand Volumnia le peint frappant du pied sur le champ de bataille, et de la main essuyant son front sanglant, elle pâlit : « Son front sanglant ! dit-elle, O Jupiter, point de sang ! » — Elle veut oublier ce qu’elle sait de ces dangers, elle n’ose y penser ; quand on lui demande si Coriolan n’a point coutume de revenir blessé : « Oh ! non, non, non ! » Elle fuit cette cruelle image, et pourtant elle garde incessamment au fond du cœur une angoisse secrète. Elle ne veut plus sortir, elle ne sourit plus, elle souffre à peine qu’on vienne la voir, elle se reprocherait comme un manque de tendresse un moment d’oubli ou de gaieté. Quand il revient, elle ne sait que rougir et pleurer.

C’est à l’amour que cette sensibilité exaltée doit aboutir. Aussi elles aiment toutes sans mesure, et presque toutes du premier coup. Au premier regard jeté sur Roméo, Juliette dit à sa nourrice : « Va, demande son nom. S’il est marié, ma tombe sera mon lit de noces. » C’est leur destinée qui se révèle. Telles que Shakspeare les a faites, elles ne peuvent qu’aimer, et elles doivent aimer jusqu’à mourir. Mais ce premier regard est une extase, et cette soudaine arrivée de l’amour est un ravissement. Miranda apercevant Fernando croit voir une créature céleste. Elle s’arrête immobile, dans l’éblouissement de cette vision subite, au bruit des concerts divins qui s’élèvent du plus profond de son cœur. Elle pleure en le voyant traîner de lourdes bûches ; de ses frêles mains blanches, elle veut faire l’ouvrage pendant qu’il se reposera. Sa compassion et sa tendresse l’emportent ; elle n’est plus maîtresse de ses paroles, elle dit ce qu’elle ne veut point dire, ce que son père lui a défendu de découvrir, ce qu’un instant auparavant elle n’eût jamais avoué. Cette âme trop pleine s’épanche sans le savoir, heureuse et honteuse du flot de bonheur et de sensations nouvelles dont un sentiment inconnu l’a comblée. « Je suis une folle de pleurer de ce dont je suis heureuse. — De quoi pleurez-vous ? — De mon indignité qui n’ose pas offrir ce que je voudrais donner et encore bien moins prendre ce que je mourrais de ne pas avoir… Je suis votre femme, si vous voulez m’épouser ; sinon, je mourrai votre servante. » Cette invincible invasion de l’amour transforme tout ce caractère. La craintive et tendre Desdémona, tout d’un coup, en plein sénat, devant son père, renonce à son père ; elle ne songe pas un instant à lui demander pardon, ni à le consoler. Elle veut partir avec Othello pour Chypre, à travers la flotte ennemie et la tempête. Tout disparaît pour elle devant l’image unique et adorée qui a pris entière et absolue possession de tout son cœur. Aussi