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goûts brutaux de soldat, des habitudes de dissimulation, de sang-froid et de haine, de patience, contractées dans les périls et dans les ruses de la vie militaire, dans les misères continues d’un long abaissement et d’une espérance frustrée ; vous comprendrez comment Shakspeare a pu changer la perfidie abstraite en une figure réelle, et pourquoi l’atroce vengeance d’Iago n’est qu’une suite nécessaire de son naturel, de sa vie et de son éducation.

Combien ce génie passionné et abandonné de Shakspeare est plus visible encore dans les grands personnages qui portent tout le poids du drame ! L’imagination effrayante, la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes, la passion déchaînée, précipitée dans la mort et dans le crime, les hallucinations, la folie, tous les ravages du délire lâché au travers de la volonté et de la raison, voilà les forces et les fureurs qui les composent. Parlerai-je de cette éblouissante Cléopâtre qui enveloppe Antoine dans le tourbillon de ses inventions et de ses caprices, qui fascine et qui tue, qui jette au vent la vie des hommes comme une poignée du sable de son désert, fatale fée d’Orient qui joue avec l’amour et la mort, impétueuse, irrésistible, créature d’air et de flamme, dont la vie n’est qu’une tempête, dont la pensée, incessamment dardée et rompue, ressemble à un pétillement d’éclairs ? D’Othello, qui, obsédé par l’image précise de l’adultère physique, crie à chaque parole d’Iago comme un homme sur la roue, qui, les nerfs endurcis par vingt ans de guerres et de naufrages, délire et s’évanouit de douleur, et qui, empoisonné par la jalousie, donne en spectacle les convulsions et la désorganisation de l’esprit ? Du vieux roi Lear, violent et faible, dont la raison demi-dérangée se renverse peu à peu sous le choc de trahisons inouïes, qui offre l’affreux spectacle de la folie croissante et complète, des imprécations, des hurlemens, des douleurs surhumaines où l’exaltation des premiers accès emporte le malade, puis de l’incohérence paisible, de l’imbécillité bavarde où il se rasseoit brisé : création étonnante, suprême effort de l’imagination pure, maladie de la raison que la raison n’eût jamais pu figurer ! Entre tant de portraits, choisissons-en deux ou trois pour indiquer la profondeur et l’espèce des autres. Le critique est perdu dans Shakspeare comme dans une ville immense ; il décrit deux monumens et prie le lecteur de conjecturer la cité.

Le Goriolan de Plutarque est un patricien austère, froidement orgueilleux, général d’armée. Entre les mains de Shakspeare, il est devenu soldat brutal, homme du peuple pour le langage et pour les mœurs, athlète de batailles, « dont la voix gronde comme un tambour, » à qui la contradiction fait monter aux yeux un îlot de sang et de colère, tempérament terrible et superbe, âme d’un lion dans un