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pas peu contribué à fausser le bon seps naturel du peuple grec, et à dénaturer ces institutions démocratiques, inventées dans un temps où les hommes étaient simples et tenaient plus au fond des choses qu’à l’apparence. Dans Athènes surtout, chef-lieu de l’éloquence, les citoyens s’étaient accoutumés à regarder la tribune aux harangues comme une scène où comparaissaient tour à tour d’excellens acteurs. Ils se sentaient touchés, mais comme on l’est au théâtre, sans perdre la conscience qu’on assiste à une fiction. Au lieu de peser les raisons, on jugeait les paroles, et à force d’entendre des argumens pressans et pathétiques, on finissait par n’être jamais convaincu. Pour la masse du public d’ailleurs, que de difficultés pour décider entre deux partis, défendus chacun par d’habiles orateurs, qui épuisaient l’un contre l’autre toutes les subtilités de leur art, qui exposaient avec une fatale adresse les côtés faibles de leurs adversaires ! Après un débat prolongé tant par l’incertitude de la question que par le plaisir de l’entendre trader, le moment arrivait de prendre une résolution. Alors toutes les considérations de tranquillité, d’économie, de prudence, reprenaient leur empire. Les mesures hardies et décisives étaient écartées, le parti vaincu dans la discussion trouvait toujours le moyen d’embarrasser le vainqueur, et ce n’était qu’au dernier moment, presque toujours trop tard, en présence de la nécessité, qu’on adoptait des mesures énergiques.

C’est ce qui arriva dès les premières années du règne de Philippe. Démosthènes devina de très bonne heure son ambition et la dénonça aux Athéniens. Les Olynthiennes acquirent à leur auteur une immense réputation, mais on ne suivit pas les conseils généreux de l’orateur, et lorsque les événemens eurent confirmé ses prévisions et justifié ses craintes, lorsqu’il ne fut plus possible d’endurer les agressions de Philippe, on lui fit la guerre, mais si mollement, que loin de retarder ses progrès, on ne parvint qu’à l’irriter et à lui montrer qu’on était impuissant à lui tenir tête. Une paix honteuse suivit une guerre mal conduite, dans laquelle Athènes épuisa son trésor, tout en refusant à ses généraux les moyens de faire de grandes choses (346 avant Jésus-Christ). L’économie, toujours si préconisée dans les démocraties, était alors imposée par un motif étrange. Tapais qu’Athènes combattait pour son indépendance, elle réservait le plus clair de ses revenus pour ses fêtes nationales : elles étaient à la fois un devoir religieux et un amusement pour le peuple. Toucher à ces fonds eût été un sacrilège. Il fallut bien s’y résoudre, mais il était déjà trop tard pour sauver la patrie.

M. Grote considère Démosthènes non-seulement comme le prince des orateurs, mais encore comme un grand politique. Ses vues étaient élevées, son patriotisme sincère, moins exclusif assurément