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Pradon n’ont porté plainte devant le parlement de Paris. Cependant il est certain que Boileau, en se moquant d’eux, faisait tort à leurs prétentions. Le monarque élève de Mazarin comprenait l’utilité de la critique, non-seulement pour la littérature, pour les arts, mais pour son gouvernement. Supprimez par la pensée la franchise de Boileau, et la littérature française du XVIIe siècle ne sera plus ce qu’elle est, un modèle d’élégance et de pureté. Admettez que Pradon et Chapelain aient le droit de réclamer, et l’action bienfaisante des Satires est réduite à néant.

La meilleure manière d’encourager les lettres et les arts est à coup sûr de laisser à la critique une liberté pareille à celle de Boileau, Si tous les Pradons et tous les Chapelains de nos jours peuvent se dire lésés dans leurs intérêts, dans leur négoce, par un blâme franchement exprimé, il n’y aura bientôt plus ni art ni littérature. Louis XIV avait d’excellentes raisons pour ne pas gêner la moquerie de Boileau : il voulait pour son règne l’éclat du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste, et sentait que les esprits occupés de discussions littéraires élargiraient à leur insu le champ de sa volonté. Il ne se trompait pas. Tandis que Boileau raillait librement les poètes de son temps, le roi poursuivait l’abaissement de l’aristocratie et introduisait dans l’administration du pays des réformes salutaires. L’auteur des Satires, sans le savoir, sans le vouloir, prêtait la main à Colbert; mais je n’ai pas à insister sur ce côté de la question, il me suffit de l’avoir indiqué. Je reviens au côté purement littéraire. Si personne aujourd’hui ne possède l’autorité de Boileau, quelques esprits du moins, fortifiés par l’étude, essaient de diriger le goût public. Leur tâche est difficile, laborieuse; ils ne peuvent l’accomplir sans une liberté entière. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles : quand je demande pour la critique une liberté entière, je réserve la question de personne. L’œuvre du poète, du peintre, du sculpteur, appartient à la discussion; sa personne n’appartient qu’à lui-même. Qu’il soit donc permis de juger librement ce qu’il a conçu, ce qu’il a exécuté : la critique, pour être efficace, n’exige rien de plus. Si les poètes et les artistes pouvaient, sous la protection de la loi, se transformer en négocians, et dire à ceux qui les blâment ou qui les louent avec trop de réserve : « Vous portez atteinte au crédit de ma maison, vous gênez le développement de mes affaires, » tous les bons esprits, tous ceux qui ont le sentiment de leur dignité, devraient renoncer à la discussion. La porte, une fois ouverte aux réclamations judiciaires, ne pourrait jamais se fermer. Toutes les œuvres d’imagination deviendraient des nids à procès. Le Palais de Justice, qu’on agrandit depuis quelques années, serait bientôt trop étroit; la magistrature aux abois demanderait merci; il faudrait créer de nouvelles chambres. En présence d’une statue nouvelle, il serait