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l’espère bien, et cela n’est pas trop pour me réchauffer par une nuit comme celle-ci. Le fait est que le froid faisait trembler des larmes au bord de ses grands yeux, et que ce corps élancé était parcouru tout entier par un long frisson. J’aurais volontiers jeté ma pelisse sur ses épaules. J’avais pour lui des entrailles de père. Moi dont la famille n’a pas voulu, moi qui n’ai jamais eu affaire qu’aux émotions tumultueuses des jeunes années, j’éprouvais comme l’ardeur profonde et paisible d’un sentiment que je ne pensais même pas devoir soupçonner.

Enfin cette nuit est passée. Les boulets l’ont épargné. Maintenant il repose, en attendant de nouveaux dangers et de nouvelles fatigues, tandis que je m’abandonne à toutes les pensées qu’il a réveillées en moi. C’est aujourd’hui le 21 janvier. Il y a onze ans à pareille date, quelle brûlante soirée j’ai passée près d’elle! J’avais eu une journée de désespoir et de colère : elle m’avait refusé un rendez-vous, pour accompagner cet honnête Puymarens, que j’accusais du despotisme le plus odieux, chez la vieille maréchale d’Ulm. Heureusement la maréchale se souvint tout à coup que depuis plusieurs mois elle s’était faite légitimiste, et que sa soirée tombait un jour de lugubre mémoire. Elle se mit en frais de style épistolaire pour contremander ses invités, et, j’en demande pardon à une ombre vénérée, je sentis presque une diminution d’horreur pour le crime révolutionnaire qui me rendait un bonheur sur lequel je ne comptais plus. J’allai chez elle, je la trouvai seule ; sa porte fut défendue. Elle était disposée à m’aimer, je l’aimais à la folie. Un de ces nuages comme il en passe sans cesse dans le ciel des amans nous apporta tout à coup un des plus effroyables orages dont nos cœurs aient jamais été bouleversés. Tout ce qu’il y avait en nous d’heureuses pensées déjà épanouies, d’émotions souriantes à demi écloses, me sembla un instant emporté; mais aucune de ces chères fleurs n’avait été brisée, les souffles qui avaient failli les déraciner s’apaisèrent, et elles reparurent plus brillantes, plus parfumées qu’avant l’ouragan. Jamais peut-être je n’ai été plus heureux et plus épris que ce soir-là. J’étais à ses pieds, je ne voulais plus me relever, et je lui disais : « En vérité, je crains de vous voir disparaître, car vous n’êtes plus pour moi, ô mon souverain bien, un trésor de ce monde... » Elle a disparu en effet, je suis en Crimée, et voici son fils qui entre sous ma tente.

Nous allumons des cigares, et nous causons. Les heures s’envolent d’un pied aussi léger que si elles ne traversaient pas un pays où l’on ne marche qu’avec des sabots. Nous sommes aux jours les plus courts de l’année; déjà les parois de ma demeure s’assombrissent. Le moment est venu où l’absinthe doit intervenir dans notre vie. Un poète de la légion (dans la légion que ne trouve-t-on pas!).