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caporal de son métier et Allemand de naissance, a fait sur l’absinthe des vers charmans qui commencent ainsi :


« Je te salue, fée aux yeux verts, ondine chérie des pauvres diables,

« Qui nous souris partout où se transporte le baril de la cantinière.

« Toi et ton ami le tabac, ce petit génie noir comme la poudre, mais si rêveur et si bon,

« Vous nous apportez les précieux souvenirs et les oublis, souvent plus précieux encore.

« Vous nous amenez ces songes heureux que l’on fait sans être obligé de fermer les yeux,

« De renoncer à sa liberté et de ressembler à des morts. »


Notre conversation est pendant quelques instans ce que l’absinthe et le cigare doivent la faire. Au fond de mon trou (car ma tente, disposée à la turque, est une grande fosse circulaire où l’on descend par trois marches), la confiance, l’expansion et la gaieté prennent leurs ébats. Qui peut prévoir le cours des entretiens? Le jour achève de disparaître, et la gaieté peu à peu nous fausse compagnie. Mes troupiers m’ont fait avec quelques pierres une cheminée dont nous avons approché nos plians. Tous deux, les yeux fixés sur deux morceaux de bois humides d’où s’échappe plus de fumée que de flamme, nous laissons nos pensées s’agrandir et s’attrister comme des lieux qu’envahit l’ombre. Nous parlons des morts, qu’à la guerre il ne dépend de personne d’écarter, parce que là on les retrouve partout, dans ses souvenirs de la veille, dans ses prévisions du lendemain, parce qu’on sait à peine si soi-même on n’appartient pas déjà à leur royaume. Je retrouve dans les yeux de Renaud une expression que j’ai surprise plus d’une fois dans les yeux de sa mère quand on traitait devant elle du monde invisible. Son regard recelait une lueur qui semblait d’une autre nature que les clartés dont nos traits s’illuminent sous le feu des passions humaines. Je l’ai vue, elle dont la beauté avait d’ordinaire tout le vivant éclat que quelques pinceaux fougueux ont seuls pu rendre, prendre tout à coup un aspect mystérieux et comme une lumière inconnue à ce monde. Renaud me dit qu’il croit aux songes. Depuis qu’il est en campagne, une chère apparition est mêlée à tous ses rêves. Il pense que ce continuel péril où il se trouve sollicite avec une puissance particulière l’attention d’un esprit qui n’a jamais dû être bien loin du sien. Il est porté à penser aussi, il me l’avoue avec un sourire dont la mélancolie me fait mal, qu’il ira rejoindre sous peu celle dont il reçoit les visites pendant son sommeil. Je cherche à lui enlever une semblable idée, car, je m’en suis aperçu déjà, la mort trouve en lui l’honneur debout et paré, prêt à la recevoir dignement; mais elle