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grandes épreuves que ce pays eut à surmonter dans les premières années du XIXe siècle. L’armée russe eut dès lors une âme, une conscience, et aussi une physionomie propre : entre elle et les représentans de l’intelligence nationale, des liens purent s’établir. C’est donc en 1812 qu’il faut se placer pour saisir à ses débuts ce curieux mouvement d’études sur le soldat russe, qui s’est poursuivi pendant la guerre du Caucase, et qui a pris une physionomie nouvelle à la suite des terribles combats de la Crimée.

La commotion provoquée par la campagne de 1812 remua la société moscovite dans ses plus intimes profondeurs. La littérature russe se retrempa dès ce moment au souvenir des origines nationales. Quel résultat eut cette crise pour le groupe d’œuvres qui doit nous occuper, — pour ces récits guerriers où interviennent tour à tour la fiction romanesque et les souvenirs ? Ce résultat fut considérable ; le mal pourtant doit être ici constaté à côté du bien. On étudia la vie militaire avec une sympathie réelle, mais sut-on la reproduire avec fidélité ? Jusqu’à ces derniers temps, à vrai dire, les historiens, les conteurs militaires de la Russie ont péché par l’exagération. La guerre de 1812, celle du Caucase, ont rencontré dans les écrivains russes des juges trop passionnés, trop complaisans ; la Crimée a été plus heureuse. En 1812, c’est l’exaltation religieuse et patriotique du soldat russe, ce sont ses aptitudes à la guerre d’embuscades et de surprises que les conteurs militaires de la Russie se plaisent à chanter. Joukovski écrit alors ses hymnes romantiques, et l’esprit religieux de l’armée du tsar est vivement accusé dans les Souvenirs de la Bataille de Borodino, où M. Th. Glinka, qui a servi avec distinction dans cette armée, nous montre les Russes et leur vieux général en chef Koutousof se préparant au combat par la prière.


« Trois semaines environ avant ce jour mémorable, Smolensk avait été attaquée par l’ennemi. Un incendie s’y déclara, et bientôt les remparts et des files entières de maisons devinrent la proie des flammes. Les églises et les cloches s’embrasèrent à leur tour. L’ouragan de feu s’élevait dans les airs en mugissant, et son ardeur était telle que les cloches se fondaient. Les défenseurs de la ville avaient renoncé à lutter contre lui ; il eût été téméraire de s’aventurer dans ces ruelles étroites. Cependant une voix partit du sein de la foule : « Sauvons l’image de Notre-Dame de Smolensk ! » cria subitement quelqu’un des assistans. Aussitôt mille voix répétèrent ces paroles, et l’autorité dut se rendre sur le théâtre de l’incendie. L’image fut arrachée au feu, et l’image ne quitta plus les rangs de l’armée. Lorsque Smolensk retomba dans nos mains, cette sainte relique y fut reportée en grande pompe.

« La veille de la bataille de Borodino, le vieux Koutousof, commandant en chef, donna l’ordre de la faire promener processionnellement sur toute la