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entre des bergers et un soldat blessé qui, revenu dans son village, évoque les souvenirs de 1812. « J’ai vu une grande merveille, dit le soldat aux bergers, et non pas la nuit avant le chant du coq, mais en plein jour. N’avez-vous pas entendu dire que Dieu, ayant eu pitié des cendres de Moscou, a pris sous sa protection cette pauvre terre couverte de bataillons ennemis au lieu de moissons, qu’il nous a envoyé, au commencement de l’hiver, les froids qui nous morfondent à la Saint-Nicolas ? Nous les avons sentis, mais les Français, il fallait les voir ! C’était triste et plaisant à la fois. Tout leur était bon pour se couvrir : habits de femmes, guenilles, robes de prêtres, comme en carnaval ; mais ils n’ont pas été loin, les froids les ont saisis et les ont terrassés sur les lieux mêmes de leurs crimes, où ils attendent le jour du jugement dernier. A l’ombre des églises profanées, près du grenier et de la maison incendiés, lorsque assis autour du feu, comme ici, nous nous reposions d’une journée de fatigues, autour de nous était étendu un troupeau de Français morts de froid. On pouvait les croire vivans et s’amusant entre eux au bivouac. Il y en avait aussi qui s’étaient blottis dans le corps d’un cheval, tandis qu’un autre en rongeait le sabot. Plus loin, se tenaient deux camarades qui étaient en train de s’entre-dévorer lorsque la mort les avait surpris. » Le récit de l’invalide est interrompu par l’arrivée d’un officier qui vient demander du feu aux bergers pour allumer sa pipe, et leur annonce l’entrée des Russes à Paris. Le poème de M. Delvig est classé parmi les chefs-d’œuvre de la littérature russe ; ce n’est qu’un pénible effort pour transporter dans le cadre de l’idylle des souvenirs qui appartiennent aux plus sombres réalités de l’histoire.

Après 1812, la guerre du Caucase vint ranimer chez les Russes l’enthousiasme pour les récits militaires. Seulement cet enthousiasme leur fait alors par momens oublier toute mesure. Ce n’est plus l’esprit religieux, l’enthousiasme patriotique, qu’on célèbre, c’est l’esprit d’aventure. Une certaine emphase règne dans le style, et pénètre même dans l’invention. Il n’y a d’exception à faire que pour Pouchkine et pour Lermontof, qui, l’un dans le Prisonnier du Caucase, l’autre dans le Héros de notre temps, savent allier l’exaltation guerrière à une sorte de grandeur poétique ; quant à M. Marlinski, que nous retrouvons encore parmi les conteurs du Caucase, il n’a plus ici l’émouvante simplicité qui distinguait ses récits de 1812. Écoutez son histoire d’Ammalat-Bek. Le fond de ce petit roman n’est pas imaginaire. L’auteur en a recueilli la donnée dans le Caucase. Peu d’années avant son arrivée dans le pays, en 1819, Achmet, khan des Avars, s’était subitement tourné contre les Russes, et une partie des montagnards du Daghestan se disposaient à marcher sous ses ordres ; mais le général Yermolof, qui venait de prendre le commandement de l’armée du Caucase, ne laissa pas à cette insurrection le temps de se