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l’ajournement était pour le trésor un mauvais calcul, que les personnes qui traitaient avec l’état, sachant d’avance la chance qu’elles couraient, en tenaient compte dans les conditions de leur marché ; qu’ainsi, en se dispensant de payer régulièrement quelques-unes de ses dettes, le gouvernement se préparait, par l’inévitable aggravation des clauses de ses traités, une perte décuple du profit qu’il avait pu faire. Dans une note que le premier consul lui avait demandée, il s’exprimait en ces termes : « La lutte n’est jamais égale lorsque la récrimination du grand nombre est provoquée contre un seul. Le gouvernement qui paie mal ne paie pas moins, et finit par obtenir moins en payant plus. » Ici M. Mollien rencontrait une des idées les plus arrêtées qu’il y eût dans l’esprit de Napoléon. Je veux parler de son peu d’estime pour les capitalistes en général, et nommément pour ceux qui étaient entrepreneurs de services publics et fournisseurs des armées en particulier.

J’ai eu occasion de dire comment ce penchant, qui est contraire à la juste notion qu’on a aujourd’hui de la propriété, était chez lui une réminiscence des temps antiques, où la richesse mobilière attirait peu de considération, une des conséquences de son admiration excessive pour les Romains ; mais en même temps qu’un souvenir classique, c’était l’effet d’impressions personnelles profondément gravées en lui. Dans le cours de ses immortelles campagnes d’Italie, il avait été choqué de la tenue des munitionnaires des armées et des bénéfices qu’ils faisaient. Pendant qu’à son départ de Nice les généraux sous ses ordres avaient considéré comme une libéralité qu’on leur donnât à chacun trois ou quatre louis en or, les fournisseurs étaient dans l’abondance, et plus tard, à Milan, il avait été révolté du faste de quelques-uns de ceux qu’il avait dû employer ou que le gouvernement avait placés auprès de lui, indigné de l’influence corruptrice qu’ils savaient exercer sur de braves militaires. Sous le consulat, et plus tard, il en voyait encore plusieurs afficher un grand luxe et quelques-uns se vanter inconsidérément de la grandeur de leurs profits. Il n’apercevait ni les chances qu’ils couraient, ni les pertes qu’ils supportaient maintes fois. À l’égard des capitalistes en général, s’ils ne lui inspiraient qu’une médiocre sympathie, il avait ses motifs. Il les avait trouvés égoïstes, sans patriotisme, sans intelligence, quand, à son avènement au consulat, il leur avait demandé des avances. Vainement il avait aboli l’emprunt forcé et progressif de 100 millions qui les aurait particulièrement frappés, vainement tous ses actes avaient été d’un gouvernement réparateur ; son appel au commerce et à la banque de Paris, pour obtenir un prêt à court terme de 12 millions indispensable à la marche des affaires et au salut du pays, n’avait pas été entendu, quoiqu’il offrît