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séparer les deux Amériques et joindre les deux mers. En dépit du traité Clayton-Bulwer, conclu en 1850, qui défend aux deux peuples tout agrandissement dans l’Amérique centrale, il réunit par un décret, le 17 juillet 1852, les îles de Ruatan, Bonaca, Utila, Barbarette, Helena et Morale, sous le nom de colonie de la Baie des Iles. En même temps il arracha par force et par surprise au Nicaragua la ville de San-Juan, qui, située à l’embouchure du fleuve de ce nom, dans la mer des Caraïbes, commande l’entrée du futur canal, et donna cette ville au roi des Mosquitos, qui, sous les ordres du gouverneur anglais, possède la côte du Honduras. Cette ville prit alors le nom de Grey-Town. Depuis, le colonel Kinney l’a reconquise et rendue au Nicaragua.

Cet acte d’agression contre un petit état incapable de se défendre, et que sa faiblesse même aurait dû protéger, irrita profondément le sentiment national aux États-Unis. On s’écria de toutes parts que la politique du gouvernement anglais était une politique de rapine et de pillage, que l’attaque d’un peuple si faible, en pleine paix, était à la fois une lâcheté et une trahison, que le prétexte dont l’Angleterre couvrait cette attaque, c’est-à-dire les réclamations du roi mosquito, était un mensonge. C’est ainsi qu’elle avait gardé Malte malgré les stipulations du traité d’Amiens, qu’elle protégeait de vive force les Iles-Ioniennes, qu’on avait pris et gardé la colonie du Cap malgré le désir bien connu des habitans, qu’elle avait attaqué l’Afghanistan pour empêcher les Russes de mettre le pied en Perse, qu’elle avait occupé Hong-Kong pour empoisonner de force les Chinois avec de l’opium, qu’elle avait conquis le Scinde, le royaume d’Assam, le Pendjab, le Birman, l’Inde entière ; qu’elle s’était emparée d’Aden sous prétexte d’en faire une station de charbon, en réalité pour fermer aux autres peuples l’entrée de la Mer-Rouge. On rappela l’histoire de dom Pacifico et de la marine grecque, ruinée pour les réclamations d’un Juif ; on annonça que l’Angleterre voulait ou empêcher la construction du canal, ou s’en réserver le monopole en construisant une forteresse à l’entrée du fleuve San-Juan. On conclut, avec la logique des gens intéressés et passionnés, qu’il ne fallait pas laisser à un état aussi faible que le Nicaragua le soin de se défendre, que la question intéressant toutes les nations, chacune d’elles avait le droit d’intervenir, que c’était un cas de force majeure, où il fallait s’élever au-dessus de la justice ordinaire et légale pour arriver à la justice vraie et équitable, et que s’il devait y avoir usurpation, il valait mieux pour les Nicaraguans devenir un des états de l’Union américaine qu’une colonie anglaise. De là les projets d’invasion de Walker et de Kinney. Chez ce peuple aventureux et sans scrupule, de la parole à l’action il n’y a qu’un pas. On trouve toujours des gens prêts à exécuter ce que d’autres ont projeté. Juste ou injuste, peu importe, pourvu que leur intérêt ou celui de leur patrie y trouve son compte. C’est le patriotisme antique de Rome et de Sparte, un peu adouci par les mœurs modernes. Dès qu’on vit quelque utilité à s’emparer du Nicaragua, le sort de ce malheureux pays fut