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à démêler avec l’antiquité. Si l’Avare et l’Amphitryon sont empruntés à Plaute, Tartufe et le Misanthrope, l’École des Femmes et les Femmes savantes, c’est-à-dire les plus beaux ouvrages de Molière, sont purement français. Pierre Corneille ne relève pas de l’antiquité malgré ses discours sur la poétique d’Aristote, et Racine lui-même, qui avait choisi dans la Grèce un modèle qui ne s’accorde pas avec la pureté de son goût, le troisième des tragiques dont les œuvres sont parvenues jusqu’à nous. Racine, malgré son étude assidue de l’antiquité, n’est pas l’image fidèle d’Euripide. Il faut donc renoncer à l’opinion accréditée. Le théâtre français du XVIIe siècle, que je ne veux pas donner comme l’idéal de l’indépendance, comme l’épanouissement le plus complet de la liberté poétique, n’est, à parler franchement, ni grec ni romain. Il tient compte de l’antiquité, mais il ne la reproduit pas; il s’inquiète des règles posées par les maîtres, et trouve cependant moyen de se frayer une voie nouvelle. J’imagine qu’un Athénien du bon temps, assis sur les bancs du théâtre, à Versailles ou à Paris, aurait eu quelque peine à reconnaître dans l’Iphigénie et dans la Phèdre de Racine l’Iphigénie et l’Hippolyte d’Euripide. Les différences profondes qui séparent la Phèdre française de l’Hippolyte grec ont été indiquées par M. Guillaume de Schlegel de façon à dessiller tous les yeux. Il serait facile d’indiquer des différences aussi profondes dans les deux Iphigénies. Si l’Avare de Molière rappelle l’Aulularia de Plaute, il renferme pourtant plusieurs scènes qui ne se trouvent pas dans la comédie latine. Dire que Corneille n’est ni Grec ni Latin serait sans doute s’exprimer d’une manière trop absolue. Cependant tous ceux qui connaissent notre histoire littéraire, tous ceux qui se plaisent à rechercher les origines du génie français, savent depuis longtemps que Pierre Corneille doit à l’Espagne la révélation de ses facultés tragiques. Le Cid n’est pourtant pas une reproduction servile de la pièce composée sous le même nom par Guilhen de Castro; dans l’imitation même, le poète normand garde une puissante originalité. Aujourd’hui cette vérité n’est plus qu’un lieu-commun parmi les hommes lettrés.

Pour ceux qui ne cherchent dans la littérature qu’un divertissement, il n’en est pas tout à fait de même. Je ne crois rien exagérer, rien inventer, en disant que, pour les gens du monde, Racine est Grec, Molière Latin, Corneille Espagnol. Cette manière de les caractériser ne s’accorde pas avec les faits : je n’essaierai pas de le démontrer; mais elle a le mérite de la clarté, de la précision, et, pour retenir ces trois dénominations, il ne faut pas un grand effort de mémoire. Ce n’est pas la vérité, mais c’est une parcelle de la vérité, qui a le mérite immense d’être facile à saisir, et voilà pourquoi cette parcelle de vérité est prise aujourd’hui pour la vérité tout entière.