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ne pouvait s’accomplir sous le règne de Louis XIV. Le caractère du monarque, la nature du gouvernement, ne permettaient pas la résurrection dramatique des hommes et des choses dans toute leur vérité. Corneille, s’il eût conçu un tel projet, eût vainement tenté de le réaliser. Tous ses efforts seraient venus se briser contre la volonté royale. Il n’a pas essayé de mettre sur la scène l’histoire franche et naïve; l’état politique de la France lui interdisait l’espoir d’exprimer publiquement la vérité tout entière. Ces prémisses posées, comment ne serions-nous pas saisis d’admiration en voyant ce qu’il a fait avec la maigre part de liberté dont il disposait? Rappelons-nous toutes les grandes pensées qu’il a placées dans la bouche de ses personnages. Plus tard, quand la forme du gouvernement, l’état des mœurs permirent de tout dire, quel poète cependant s’est montré plus hardi, plus dévoué à la cause de la liberté? On dirait que Corneille, forcé par les institutions de son pays de se replier sur lui-même, de s’entretenir avec les grands hommes du passé, sans pouvoir dire à la foule ce qu’il avait appris dans ces intimes entretiens, a trouvé dans cette contrainte même une force nouvelle. Il ne dit pas tout ce qu’il voudrait dire, il ne représente pas fidèlement ce qu’il sait; mais il en dit assez pour éveiller dans l’âme du spectateur les sentimens les plus généreux. Après avoir écouté les personnages animés de sa volonté, on se sent meilleur. On se demande parfois pourquoi il a négligé des traits caractéristiques, pourquoi il a puisé avec tant de réserve aux sources de l’histoire; mais on emporte un souvenir salutaire. On s’étonne de la virilité de ses héroïnes, on se dit que des types pareils se rencontrent bien rarement dans la vie réelle; mais on n’ose pas lui donner tort, car s’il y a dans les femmes créées par son imagination quelque chose qui dépasse la nature humaine, la noblesse de leur langage excite dans l’auditoire la passion du dévouement; les hommes livrés aux sordides calculs, habitués à se prendre pour le but unique de toutes leurs actions, rougissent de leur abaissement, et s’ils n’ont pas la force de se transformer, ils arrivent du moins à comprendre que leur rôle infime les oblige à la modestie. A ne considérer Corneille qu’au point de vue moral, on peut donc le louer hardiment. Sublime et familier, parfois emphatique et trivial, il n’offre pas le type de la correction; mais quand sa parole trébuche, son cœur ne faiblit pas. La représentation de ses œuvres est un des enseignemens les plus sains qu’on puisse offrir à la foule : la passion, le sentiment du droit règnent souverainement dans l’âme de ses personnages. La vie réelle, trop souvent livrée aux appétits, aux intérêts, semble mesquine à ceux qui ont vécu de sa pensée pendant une soirée : ils oublient volontiers qu’il n’a pas exprimé le passé dans toute sa vérité.