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Menchikof, le colonel Voukovitch, à qui elle était envoyée de Sébastopol par sa mère. À vrai dire, cette pelisse excitait bien des convoitises, et j’avais moi-même quelque mérite à l’abandonner à Jakovlef, car je souffrais alors d’un de ces accès de fièvre qui sont si redoutables sous le climat variable de la Crimée.

Voilà toute l’histoire de mes rapports avec Jakovlef. Quelques jours après, on le fit expédier à Constantinople comme prisonnier de guerre, mais en spécifiant sa qualité d’employé de quatorzième classe, qui correspond au grade d’enseigne de ligne, et qui lui donnait le droit d’être traité à l’égal des officiers de l’armée.

Le récit de l’employé Jakovlef, ayant, outre ce qui m’est personnel, la tendance de présenter sous un faux jour les procédés et les traitemens que recevaient dans les camps alliés les prisonniers russes, m’oblige de rompre le silence absolu que je m’étais imposé, et de citer ici quelques traits de mœurs militaires que les fonctions que je remplissais à l’armée me permettaient d’observer et d’étudier jour par jour.

J’avais emmené avec moi de Varna un mollah, prêtre tartare natif de Baktchisseraï, nommé Abdulla-Effendi, qui s’était réfugié en Turquie. Ce Tartare fut mon interprète et l’intermédiaire entre moi et ses compatriotes. Je lui témoignai une grande confiance. Le lendemain du jour où l’armée alliée avait établi ses camps devant Sébastopol, Abdulla entra tout effaré dans ma tente, ses traits étaient bouleversés ; tout annonçait une lutte violente dans l’âme de cet homme, dont la physionomie était toujours calme, impassible, et portait l’empreinte de cette gravité caractéristique de la race orientale, dont il est un des types des plus remarquables. « Je viens te révéler, me dit-il d’un air mystérieux, un grand secret ; je suis obligé de te dénoncer un de mes coreligionnaires. Il m’en coûte beaucoup, car c’est un de mes plus proches parens, mon meilleur ami, mon bienfaiteur ; mais j’ai juré fidélité aux Français et haine éternelle aux Russes oppresseurs de ma patrie. Je te demande seulement de me promettre qu’il n’y aura de malheur pour personne. — Parlez et fiez-vous à nous, lui répondis-je. » Abdulla me tint alors le langage suivant : « Il vient d’arriver du quartier-général russe un mollah de Baktchisseraï très vénéré dans le pays ; il m’a fait la confidence qu’il était envoyé par le tout-puissant prince Menchikof pour lui apporter des nouvelles de l’armée alliée. Il m’a adjuré de le seconder en disant que son sort et celui de toute sa famille dépendaient du succès de sa mission. » Abdulla ajouta qu’il comprenait très bien que son parent, ayant parcouru nos camps, ne devait plus retourner chez les Russes ; mais il supplia qu’on ne lui fît aucun mal et qu’on ne l’arrêtât pas dans l’enceinte du camp où nous nous trouvions, car ce serait violer l’hospitalité sacrée pour un musulman. Je rendis compte de cet incident au général en chef, qui décida que, pour ménager les scrupules de notre ami Abdulla, dont les services nous étaient utiles, l’espion du prince Menchikof ne serait arrêté que hors les limites du camp, et qu’on se bornerait à le renvoyer en Turquie. Cet espion, pour retourner au quartier-général russe, devait passer près de Balaclava, notre ligne d’avant-postes, qui fut gardée par la cavalerie anglaise ; le général en chef en prévint le général Rose, commissaire anglais près l’armée française,