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REVUE. — CHRONIQUE.

qui voulut bien charger son aide de camp, le major Follet, depuis second commissaire anglais, de s’entendre à cet égard avec les autorités anglaises. En effet, deux heures après, le mollah agent du prince Menchikof fut arrêté et embarqué sur un bâtiment anglais qui fit immédiatement route pour Constantinople.

Voilà comment l’armée française fut débarrassée d’un espion de la plus dangereuse espèce, car il avait pour mission non-seulement de nous observer, mais d’organiser l’espionnage et la trahison presque sous la tente du général en chef. L’employé Jakovlef n’était plus auprès du prince Menchikof, mais il peut en toute confiance comprendre ce fait dans ses annales militaires ; je le lui garantis vrai dans tous ses détails.

C’est le même Abdulla qui le lendemain de notre débarquement en Crimée m’accompagna à Eupatoria, où j’étais allé installer les autorités indigènes. À notre arrivée, toute la population tartare vint se précipiter en masse au-devant d’Abdulla ; elle se prosternait à ses pieds, baisait ses mains, les pans de sa robe. Cependant ce n’était qu’un jeune mollah, ancien maître d’école à Baktchisseraï, qui n’avait jamais rien fait pour son pays ; mais il arrivait à l’ombre du drapeau français, et c’est à ce drapeau, pris pour symbole de son émancipation, que le peuple tartare rendait des hommages enthousiastes dans la personne d’Abdulla. Sur ce point, l’employé Jakovlef devrait être bien instruit ; il était alors dans la chancellerie du prince Menchikof, d’où sont partis non-seulement des menaces, mais des ordres précis, des circulaires fulminantes, qui prescrivaient aux Tartares de brûler de leurs propres mains leurs villages, leurs meules de blé, et de fuir au loin notre approche. Ces ordres furent malheureusement suivis d’exécutions : on fusillait, on transportait en Sibérie des familles entières, soupçonnées d’avoir porté dans nos camps, pour nos hôpitaux, des fruits, des œufs ou du lait que nous partagions généreusement avec les blessés russes. L’écrivain Jakovlef avait ces ordres terribles sous les yeux, il les copiait, il les expédiait ; pourquoi a-t-il oublié de les consigner dans son journal, où il ne manque pas de faire figurer les détails les plus insignifians de nos rapports avec les prisonniers ?

On a vu à quelles épreuves les espions russes mettaient notre vigilance. Quelques exemples me suffiront maintenant pour montrer quel traitement les alliés faisaient subir aux prisonniers russes.

Le soir de la bataille de l’Alma, un des interprètes attachés au service que je dirigeais m’avait remis un portefeuille appartenant à un major russe, nommé Kopkin. Blessé d’un coup de feu à la poitrine, ce brave officier supplia l’interprète de prendre ce portefeuille et d’envoyer les 800 roubles qui s’y trouvaient en papier à sa sœur, dont il était l’unique soutien, et qui habitait, je crois, le gouvernement de Pultava. Le nom et l’adresse étaient tracés illisiblement, mais j’avais appris que le général Schelkanof, commandant la brigade dont ce major faisait partie, se trouvait prisonnier à bord de l’Agamemnon, qui était à l’ancre à l’embouchure de l’Alma. Considérant comme un devoir sacré l’accomplissement des vœux d’un vaillant soldat expirant sur le champ de bataille, je montai à cheval pour aller moi-même auprès du général russe afin de le prier de se charger du portefeuille du major