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LES POÈTES DES PAUVRES EN ANGLETERRE.

dent, peu attaché même à quelque secte que ce soit ; mais il aime la Bible de ses pères. Ce reste de culte, qui survit dans les fourmilières industrielles, est indiqué d’une manière touchante dans le morceau suivant.

« Il est des chagrins qui pourraient ébranler l’âme la plus forte, et les miens sont de ce nombre. Mon cerveau est brûlant ; mais ils se trompent, ceux qui me croient folle. Mon père est mort, ma mère est morte, et nous étions quatre pauvres orphelins. Mon frère John travailla à l’excès, et s’efforça de nous sourire à Jane et à moi ; mais le travail devint rare, et le pain bien cher, et le salaire diminua en même temps, car des tribus d’Irlandais vinrent sous-enchérir pour faire notre ouvrage à moitié prix. Cependant il luttait toujours, épuisé, les joues creuses, afin de sauver Jane, pauvre phthisique, d’une mort prématurée. Enfin il la rejoignit dans la tombe. Je pris sa main humide dans ma main, et je l’embrassai jusqu’à ce qu’il se fût endormi pour toujours. Oh ! je vois encore son regard mourant ! Il essaya de sourire, et pleura ! J’achetai son cercueil avec mon lit ; ma robe servit à payer pour lui un peu de terre et de prières. J’ai engagé l’anneau de ma mère pour avoir du pain,… j’ai engagé la chaise de mon père… Il me resterait ma Bible à vendre… je ne la vendrai pas ; cependant les paroles manquent pour dire ce que je souffre ; je ne trouve pas même une miette de pain. »

Cette pauvre fille qui souffre de la faim et qui ne vend pas sa Bible n’a-t-elle pas inspiré à Mme Gaskell sa Bessy du roman de North and South[1] ? Bessy a sa Bible, qu’elle aime, et qui la console ; elle aussi a le cerveau brûlant, et quelques-uns la prennent pour folle : elle a des visions, elle voit des cités de Dieu et des Jérusalem triomphantes. Il y a toujours de ces femmes pieuses et douces au milieu de ces ouvriers aigris qui murmurent ou qui conspirent. Nous cherchons l’esprit d’une école plutôt que nous ne pesons la valeur de quelques poèmes ; la célébrité d’Elliott justifie cependant assez l’importance que nous lui accordons, sans qu’il soit nécessaire de surfaire son mérite. Nous voulons tirer du Ranter un seul passage dont le sujet est caractéristique ; c’est le libre-échange mis en vers.

« Regardez les nuages, les rivières, la terre, le ciel ; voyez ! tout est échange et harmonie. Qu’est devenue la riche draperie de couleur d’ambre dont les plis entouraient l’orbe du soleil hier matin ? Voyez, elle s’est confondue maintenant avec les ondes bleues du Rivelin pour alimenter la mer qui alimente tout à son tour ! Tout cet or fondu a perdu ses couleurs et coule avec le froid cristal du Loxley[2]. Pour allumer l’étincelle de la beauté dans l’arbre et dans la fleur, pour éveiller à la vie du printemps la montagne, la

  1. Voyez sur le roman de North and South, la Revue du 1er octobre 1855.
  2. Le Rivelin, le Loxley, plus bas le Don, sont des rivières des environs de Sheffield.