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REVUE. — CHRONIQUE.

cations des morts, ombres habilement représentées qui passent à travers quelques lumières disposées avec art. Ces artifices, dont on abuse, sont les symptômes de la décadence ; cependant l’avenir se prépare, et des changemens radicaux s’accomplissent sourdement dans la société. Le christianisme fait son chemin par les petits et les faibles, les femmes, les esclaves, les pauvres. Il s’insinue dans les grandes familles, grâce aux filles des patriciens. Les petites nièces des fondateurs de la puissance romaine reçoivent le joug du Christ. Devenues chrétiennes, une barrière presque insurmontable s’élève entre elles et le mariage auquel elles étaient destinées. Il faut voir dans Tertullien, Ad uxorem, combien il était malaisé à une femme chrétienne de vivre en paix avec un mari païen. Voulait-elle se rendre à l’église, son mari lui donnait rendez-vous au bain plus tôt qu’à l’ordinaire. Les jours de jeûne, il commandait un festin. S’il s’agissait de visiter les chrétiens malades, les esclaves occupés ne pouvaient l’accompagner ; d’ailleurs quelle source de dégoûts et de soupçons pour le mari ! Que sera-ce si elle veut sortir la nuit pour assister aux assemblées des chrétiens, si elle veut découcher, comme cela est nécessaire à la solennité pascale, si elle assiste au banquet mystérieux si décrié parmi les païens ! Le moyen qu’elle se glisse en silence dans les cachots pour honorer les confesseurs de la foi, pour baiser les chaînes des martyrs, pour laver les pieds des saints, qu’elle partage le pain et le vin dans les agapes, qu’elle passe les journées dans la prière, qu’elle exerce l’hospitalité envers ses frères ! Qui ouvrira le grenier ou le cellier ? Si elles demeurent vierges ou veuves, quelle perturbation dans les mœurs romaines ! Si elles épousent des chrétiens, la plupart d’une humble naissance, souvent de simples affranchis, quelles mutations plus grandes encore ! C’est pourtant ce qui arrive le plus souvent : malgré les lois Julia et Papia, les femmes des familles sénatoriales épousent des hommes obscurs et méprisés.

À la suppression des classes dans le mariage il faut joindre l’égalité absolue entre les hommes. Cette égalité, fruit divin de l’Évangile, ne me paraît pas avoir été bien comprise, surtout de nos jours. Ce n’est pas l’égalité du Contrat social, qui est beaucoup plus moderne, et à laquelle je suis sûr que les chrétiens n’ont pas songé. Trajan demandait à Ignace d’Antioche quel était son nom : « Je me nomme Théophore, » répondit-il. Le centurion chargé d’interroger les quarante soldats chrétiens dont saint Basile a fait le panégyrique leur demanda successivement leur nom ; chacun des quarante répondit : « Je me nomme Chrétien. » Théophore, christophore, chrétien (christianos), ce n’était pas une épithète, c’était un nom commun que portaient les chrétiens dans les deux premiers siècles : celui de chrétien prévalut. Tel était le nom par lequel ils se désignaient quand ils paraissaient en justice. « Que veut dire ce nom de Théophore ? reprit Trajan. — Il désigne celui qui porte le Christ dans son cœur, répondit Ignace d’Antioche. — Prétends-tu porter en toi celui qui a été crucifié ? — Oui, je le porte, car il est écrit : « Je vivrai en eux et je marcherai avec eux. » Bien plus, les chrétiens croyaient qu’ils avaient cessé d’être ce qu’ils étaient jusque-là, et saint Paul avait dit qu’ils étaient les membres de Jésus-Christ, que tout ce qui était terrestre en eux devait être absorbé et remplacé par la vie divine, qu’ils ne