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LE MEME AU MEME
(A Paris).

Hymalayah’s Clubi, 27 juillet 1855.

Mon cher Jules,

Sous l’enveloppe que tu viens d’ouvrir et auprès des vingt pages dont tu commences la lecture d’un œil peu rassuré, se trouve une seconde enveloppe cachetée à l’adresse de « Mrs Oyly-Gammon et C° solicitors, Lincoln’s Inn, 10, London. » Le 23 octobre présente année, à quatre heures de l’après-midi, tu porteras ce pli toi-même à la grande poste de la rue Jean-Jacques Rousseau, à la grande poste de Paris, tu m’entends. Et je dirais que tu m’auras rendu là un immense service, si je ne pouvais dire que tu auras rempli les dernières volontés d’un mort.

Maintenant quelques explications dont tu dois avoir besoin, dont j’ai besoin moi-même, car je n’ai nulle envie de mettre dans ma correspondance ta sagacité à la torture, tout aussi bien qu’elle pourrait l’être à la représentation de quelque drame à mystère du boulevard. Après mille réflexions, des essais infructueux par centaine, une rame de papier gâché, je vois que pour être intelligible il faut renoncer à être court, et commencer tout bêtement par le commencement. J’ai d’ailleurs et malheureusement de longues heures à sacrifier à la correspondance. Arme-toi donc de patience, et, sans réclamer les carrières, commence un récit que je t’affirmerais plein d’intérêt, si je n’en étais l’auteur.

Le hasard du voyage a depuis un mois conduit ma course errante dans la petite colonie anglaise de Missourie, située à l’un des sommets de ce premier plan des montagnes de l’Hymalayah qui domine les plaines de l’Inde. De toutes les sensations agréables que l’homme puisse éprouver, il n’en est pas à mon avis qui ne le cède à ce bien-être infini que l’on ressent, lorsque, quittant les plaines de l’Inde, l’on arrive en quelques heures, presque sans transition, à des latitudes tempérées où la nature européenne retrouve toute son énergie. Après avoir traversé à la station de Rajpore une de ces accablantes nuits où le sommeil vous arrive seulement, quand il vous arrive, à coups de punkahs, les yeux gonflés, la tête alourdie, la bouche amère, vous enfourchez au matin un poney dans une de ces dispositions malsaines d’esprit où tout est mauvaise humeur et dépit. A peine à une centaine de pieds au-dessus des plaines, la métamorphose commence. L’air de la montagne caresse de sa fraîche