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temps de vider à petits coups un verre du montillado déjà nommé avant que l’un d’eux se mît en devoir de répondre à ma philippique. Ce fut un homme de soixante ans, d’excellentes manières, d’une belle figure militaire, lieutenant-colonel du régiment de cavalerie de l’armée royale en garnison à Meerut, qui prit la parole. Sa main gauche mutilée, la croix de compagnon du Bain, les médailles de la Péninsule, de l’Afghanistan et du Punjab, qui brillaient à sa poitrine, annonçaient de longs et glorieux services. Il commença sa réplique en ces termes : « Je vous abandonne de grand cœur nos états-majors, et une organisation semblable à la vôtre est une réforme que tout bon soldat doit appeler avec ardeur. Le système de purchase, vicieux comme il l’est, se trouve si intimement lié à notre organisation aristocratique et parlementaire, que si des changemens sont possibles, ce dont je doute, le temps seul peut les amener sans danger. Quant à la peine du fouet, Dieu nous préserve jamais de la voir disparaître du code disciplinaire de l’armée anglaise ! »

À ce début, j’avais jugé mon homme, que je classai immédiatement parmi les adeptes fossiles de l’art militaire, les fanatiques des grenadiers de six pieds, les sectaires du bouton de guêtre, clay pipe and martinet, suivant l’expression anglaise.

— Une des grandes erreurs de notre époque, poursuivit le vieil officier, erreur que l’on commence à comprendre aujourd’hui, c’est d’avoir voulu appliquer partout les principes de gouvernement qui ont réussi en Angleterre et aux États-Unis. Ces expériences dangereuses, fatales dans bien des cas en politique, ne le sont pas moins dans l’organisation militaire, et le système français, parfait comme je me plais à le reconnaître, ne pourrait être appliqué chez nous sans conduire aux plus grands désastres. En Angleterre, nul ne se fait soldat par vocation; il n’y a qu’une nécessité absolue qui puisse engager John Bull à endosser l’uniforme. De plus, les liqueurs fortes ont pour nos hommes un funeste attrait qu’elles n’ont pas pour les vôtres. En un mot, croyez un homme qui aime ses soldats et qui en est aimé, nous avons fait ici, il y a deux ans, la triste et complète expérience de ce que valent les réformes prétendues philanthropiques. Depuis longtemps, les idées de mansuétude, de discipline à l’eau de rose, prévalaient en haut lieu ; nulle sentence des cours martiales n’échappait à la commutation. Aussi, lorsque la nouvelle des découvertes des mines australiennes, les récits de fortunes immenses faites par des convicts libérés arrivèrent dans les rangs de nos soldats, ils y soufflèrent comme un esprit d’indiscipline et de vertige. En quelques mois, cent fautes graves furent commises dans la seule pensée d’obtenir sous forme de condamnation un passage gratuit aux placers australiens. Les choses arrivèrent à ce point que, sans une