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contraire à celui qu’elle en attendait. La pensée de la ruine du starovère ne fit qu’augmenter l’intérêt qu’inspirait sa fille, et la meunière, s’étant rendue le lendemain chez la recluse pour la consulter sur la maladie d’un parent, crut devoir lui faire des représentations sur le rude travail qu’elle imposait à Lisaveta. — Le travail n’a encore tué personne, répondit la recluse. Vois d’ailleurs ma filleule; depuis qu’elle est chez moi, n’a-t-elle pas grandi d’un verchok (pouce), et ses joues ne sont-elles pas fraîches comme la fleur de l’églantier? — Elle a bonne mine, c’est vrai, répliqua la meunière; mais une pokritka trouvera-t-elle jamais un homme qui veuille l’épouser? — Celui qui donne aux lis leur blancheur et aux roses leur éclat a ses raisons pour rendre à cette pauvre fille sa fraîcheur et sa beauté.

La recluse n’avait pas reculé devant une lourde tâche, mais Dieu la récompensait de son courage. Chaque jour, le sentiment du devoir, l’idée de l’expiation à subir, l’espoir d’un avenir meilleur, rapprochaient la pokritka de la sainte, la jeune fille flétrie de la femme respectée. Entre ces deux êtres, qui s’étaient rencontrés par des routes si différentes, un singulier accord s’était établi, et sous l’influence de la recluse tous les souvenirs qui troublaient le cœur de Lisaveta s’étaient évanouis un à un. Il n’y avait plus de place dans cette âme régénérée que pour les douces affections de l’enfance. C’était son père, c’était Micha, c’était le bon et sage Savelief qui l’occupaient tout entière.

A la fin de l’hiver de 1848, pendant lequel cette transformation morale s’était accomplie, Lisaveta était prête pour l’épreuve suprême qui forme le dénoûment naturel de ce récit. L’année 1848, si désastreuse pour l’Europe, n’épargna pas entièrement la Russie. Un fléau la visita, qui parut à toutes les populations de l’empire un châtiment infligé par la colère divine[1]. Le moment où le bruit de l’invasion du choléra se répandait dans l’empire coïncidait avec la Saint-Jean, époque de la foire annuelle de Staradoub. Les rumeurs sinistres occupèrent bien un peu le conclave féminin de la place du village, mais l’ardeur de la population à célébrer sa fête annuelle n’en fut pas ralentie.

De tout temps, la foire de Staradoub avait été justement célèbre. Elle se tenait sur un champ qui touchait au village, et dès la veille deux rangées de boutiques recouvertes en grosse toile à voile, à l’instar des bazars dans les petites villes d’Orient, étalaient leurs ri-

  1. C’est ainsi que les paysans russes expliquèrent l’épidémie cholérique. Des dimanches mal fêtés, certaines négligences dans les devoirs à rendre aux saintes images, etc., tels étaient les motifs qui leur semblaient appeler sur la Russie la colère du Dieu tout-puissant.