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chesses. C’étaient des calicots imprimés, de beaux pavoinik, des poviaski (bandeaux de jeunes filles), avec les rubans éclatans destinés à orner leurs longues tresses. A côté d’étoffes de soie et de laine pour douchagreika[1], on pouvait voir ces vêtemens tout confectionnés avec leurs boutons et leurs ganses en or. Les jeunes filles se promenaient deux à deux, se tenant par le bout du mouchoir et jetant des regards de convoitise sur toute cette élégance villageoise. Les mères allaient et venaient parmi les tas de poteries, d’ustensiles en bois, en grès et en faïence. Le juif intelligent, industrieux et rusé, se glissait partout dans sa longue soutane, offrant sa marchandise de pacotille et s’enquérant d’un trafic plus sérieux et plus lucratif. Les tsiganes (bohémiens) ne manquaient pas à la fête avec leurs chevaux fourbus et poussifs, leurs forges ambulantes et leurs femmes aux yeux noirs, aux dents blanches et aux cheveux ébouriffés.

A la Saint-Jean de 1848, on remarquait cependant une sorte d’inquiétude parmi les apprêts de la foire de Staradoub. On s’examinait avec défiance, et le mot zdorovo (porte-toi bien), ce salem des Russes, était plus vivement accentué que d’ordinaire. On se disait tout bas que tel voisin était malade, que tel autre était mort, en s’empressant d’ajouter que ce n’était pas du choléra. Et pourtant déjà les anciens de la commune avaient reçu des autorités de Tchernigof, chef-lieu du gouvernement, l’ordre de se tenir en mesure de fournir des renseignemens au cas où l’épidémie se déclarerait à Staradoub. On avait même ordonné qu’une des maisons les plus spacieuses de l’endroit fût organisée en hôpital. Le médecin du district, en grande tenue, uniforme et épée au côté, s’était arrêté chez le bourgmestre pour surveiller l’exécution de cette mesure, et après un copieux déjeuner lui avait remis un flacon contenant des gouttes souveraines contre le mal.

La veille de la Saint-Jean, Lisaveta se sentit plus triste que d’habitude. Elle se rappelait les foires des années précédentes. Combien alors elle était heureuse et insouciante! Elle rêvait à la fête plusieurs semaines d’avance, et la veille du grand jour le starovère lui remettait l’argent nécessaire pour les achats de la maison, en y ajoutant de quoi satisfaire ses fantaisies de jeune fille. Comme elle se levait de bonne heure le lendemain ! Quel plaisir d’aller avec Paracha cueillir au bois des fleurs tout humides de rosée pour parer leurs poviaski ! Et le tumulte de la foire, les boutiques, les musiciens ambulans, que de francs rires les saluaient ! Quel contraste avec ces heures d’insouciance! Une vie de travail et de pénitence s’ouvrait maintenant devant elle. Elle pleurait, elle tremblait presque devant

  1. Espèce de mantelet doublé de fourrure.