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ce sinistre avenir. Qu’on lui pardonne, elle n’avait pas vingt ans.

Pendant que Lisaveta s’absorbait dans une douloureuse rêverie, sa marraine, assise près d’elle, regardait le ciel avec inquiétude. Les derniers rayons du soleil embrasaient d’un éclat inaccoutumé la cime des vieux chênes. L’aurore du soir (c’est le nom donné par les Russes au coucher du soleil) étalait à l’horizon des clartés sinistres comme les flammes d’un incendie. Du côté des prairies, de lourdes vapeurs s’élevaient, brouillards d’automne égarés à la fin d’une journée de printemps. Que signifiaient ces lueurs étranges et ces exhalaisons impures? La recluse avait vu la première épidémie; à ces signes redoutables, elle pressentait la seconde. — Rentrons, dit-elle à Lisaveta, et que Dieu nous trouve meilleurs le jour où il lui plaira de nous frapper !

La nuit fut mauvaise pour les deux femmes. La jeunesse avec ses rêves et ses souvenirs empêcha le sommeil de l’une; l’autre veilla debout devant les images, priant les saints. L’une, la plus jeune, s’endormit vers le matin d’un lourd sommeil; l’autre n’attendit que l’appel de la cloche pour renouveler dans l’église du village ses ferventes oraisons. Toutes les deux se tinrent renfermées chez elles pendant une journée néfaste, dont la gaieté et le bruit inauguraient l’explosion définitive de l’épidémie à Staradoub. Et cependant on achetait et on vendait, chrétiens, juifs et tsiganes poursuivaient leur négoce, marchandant les tonneaux de miel et les blocs de cire, qui forment une des branches principales de l’industrie de ce riche village. Des troupeaux de bœufs et de moutons, qui étaient arrivés pendant la nuit, avaient changé de maîtres. Les chinki (cabarets) étaient pleins, les jeunes filles défilaient les yeux baissés devant les jeunes gens qui les examinaient le chapeau sur l’oreille; à la faveur de la musique et de la danse, on s’approchait plus librement, et les svakhi[1] étaient fort occupées à faire valoir auprès des parens leurs différens protégés. La foule serrée autour des boutiques pouvait à peine se mouvoir, et jamais, disait-on, foire n’avait été aussi animée et aussi productive. Seulement le soir de cette bruyante journée, quand le bourgmestre se mit en devoir de faire la tournée du village, il trouva l’hôpital improvisé plein de malades étrangers à la commune, et pendant toute la nuit, au lieu des feux de la Saint-Jean qu’on allumait d’ordinaire, on voyait briller dans les demeures des pauvres et des riches des lumières sinistres comme des cierges funèbres. En approchant de ces fenêtres éclairées, on aurait pu entendre les gémissemens des malades et le râle des agonisans. Quant à la fiole miraculeuse du médecin du district, le bourgmestre

  1. Négociatrices de mariages.