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peu dégingandé ; il a des dents superbes ; sa bouche, ma foi, sa bouche, quand il sourit, est tout à fait séduisante ; puis il ne ressemble pas à tout le monde. Il est excellent, mais il ne sait pas s’habiller, il porte d’affreuses chaussures ; puis il n’est pas poli, il ne se précipite pas pour ramasser votre fil ou vos ciseaux….. Ce n’est pas du tout un homme à femmes. Il en résulte que, comme monsieur ne veut pas faire la cour aux filles, ce sont les filles qui font la cour à monsieur ; c’est toujours comme cela… C’est pourquoi, voyez-vous, j’ai voulu voir ce que j’en ferais. Je n’ai pas voulu lui faire la cour, je l’ai fait enrager, je me suis moquée de lui, je l’ai mis dans de magnifiques rages ; il s’est mis à dire des impertinences de moi, et moi de lui encore plus ; nous nous sommes querellés dans les règles. Alors j’ai pris un air contrit, et je suis gracieusement descendue dans la vallée de la pénitence, comme nous autres sorcières savons le faire ; la chose a très bien pris, et a mis monsieur sur ses deux genoux avant qu’il sût bien au juste ce qu’il faisait. Eh bien ! je ne sais pas trop ce que c’était, mais il s’est mis à parler si sérieusement et si vivement, qu’il m’a positivement fait pleurer, l’affreux être, et je lui ai fait toute sorte de promesses, certainement beaucoup plus que je ne m’en rappelle.

« — Est-ce que vous êtes en correspondance avec tous ces amoureux, miss Nina ?

« — Certainement. N’est-ce pas que c’est drôle ? Leurs lettres ne peuvent pas parler. Autrement, quand elles viendraient toutes ensemble dans la malle, c’est cela qui ferait un gribouillage !

« — Miss Nina, je crois que vous avez donné votre cœur au troisième.

« — Quelle bêtise, Harry ! Je n’ai pas de cœur. Je me moque d’eux tous comme de ça. Tout ce que je veux, c’est m’amuser. Quant à l’amour et tout ce qui s’ensuit, je crois que je n’en suis pas capable. Je serais horriblement fatiguée d’eux au bout de six semaines ; je n’ai jamais aimé ce qui dure. »

« ….. Là-dessus, elle mit sa malle sens dessus dessous et en fit jaillir un flot de bracelets, de billets doux, de grammaires françaises, de crayons, le tout mêlé à des bonbons de toute espèce et à tous les colifichets d’une pensionnaire. — Tenez, sur mon âme, dit-elle, voilà les mémoires que vous demandez. Tenez, attrapez. — Et elle lui jeta un paquet de papiers.

« — Mais, miss Nina, cela n’a pas l’air de mémoires,

« — Ah ! miséricorde ! ce sont des lettres d’amour alors. Il faut pourtant que ces mémoires soient quelque part… Ah ! dans cette boite à bonbons… Gare votre tête, Harry. — Et elle lui jeta une boîte d’où sortit une profusion de papiers chiffonnés. — Les voilà tous, excepté un, que j’ai pris hier pour mes papillottes. Voyons, n’ayez pas l’air si sinistre, j’ai gardé les morceaux, les voilà »


Puisque nous en sommes à Nina, donnons son portrait, tracé par son amoureux, son véritable et seul amoureux sérieux. Voici comme il la décrit à un de ses amis :

« Nina Gordon est une coquette, c’est vrai, un enfant gâté si vous voulez. Ce n’est pas du tout le genre de personne qui m’aurait semblé devoir prendre de l’empire sur moi. Elle n’a ni éducation, ni lecture, ni habitude de réfléchir ; mais après tout elle a en elle un certain ton, un certain timbre, comme on