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de vous. Si quelqu’un par hasard vous manquait de respect, il aurait affaire à moi, soyez-en sûr. Diable ! vous êtes plus décidé que je ne pensais. Pour vous chercher querelle, il faut prendre ses précautions. — Cher shérif, répliquai-je, votre courage, soit dit entre nous, est très grand devant les poltrons; mais ne me rangez pas dans cette catégorie : j’ai la main ferme et l’œil sûr. » De ce jour le shérif fut mon ami.

La magistrature est loin de donner à la sécurité publique des garanties suffisantes. Si l’inculpé est Américain, on l’incarcère rarement; quand ce serait le plus méchant garnement de la ville, on le laisse libre sans lui demander d’autre caution qu’une somme d’argent qu’il lui suffit de promettre et qu’il ne paie jamais. Si le crime a eu trop d’éclat pour rester impuni, on condamne le coupable à un emprisonnement dont la durée est dérisoire, et souvent même on lui donne les moyens de quitter la ville. Cette impudente partialité est la meilleure justification de la loi de Lynch; c’est ce qui l’a répandue et mise en vigueur dans tous les états nouveaux de l’Union. Quant aux Allemands et surtout aux Irlandais et aux Mexicains, la loi civile leur est appliquée dans toute sa rigueur, même si la faute est plus probable que prouvée. On sent la haine de caste et de religion, excitée encore par un sentiment de lâche cruauté contre les faibles. J’ai vu à Brownsville des Mexicains que le shérif meurtrissait à coups de nerf de bœuf. On ne voulait pas se donner la peine de les mettre en prison et s’imposer la dépense de les nourrir jusqu’au jugement; en les prenant, on les frappait horriblement, et on les renvoyait sans les juger. Au reste, les Mexicains et les timides sont les seuls qui aient la simplicité de s’adresser à un tribunal ; les Américains et les Européens se passent de l’intervention des magistrats, et les officiers de justice ne les dérangent pas dans leurs disputes, où ils seraient mal reçus.

Les tribunaux cependant ne manquent pas au Texas. Les uns sont à demeure et à époques fixes, d’autres sont ambulans et servent de cours d’appel aux premiers. Au-dessus d’eux se trouve un tribunal plus important, qui envoie tous les ans un juge suprême dans les chefs-lieux de comté du Texas. Celui qui venait à Brownsville n’était ni trop malhonnête ni trop déraisonnable; il jugeait même assez convenablement dans les rares momens où il n’était pas ivre. Je le rencontrai un jour dans une buvette (bar-room), entouré d’Américains qui célébraient sa bienvenue le verre en main, et je l’entendis porter ce toast d’une langue épaissie : « A la santé de la justice modifiée selon les circonstances! » L’auditoire le couvrit d’applaudissemens. Après ce succès, il alla comme il put à la cour, pour rendre sa justice « modifiée selon les circonstances. »