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croyant alors avoir rempli honnêtement tous les termes du contrat, ils ne comparurent devant le juge du district que pour nier leurs aveux précédens, et affirmer qu’ils n’avaient fait autre chose que d’apposer leur signature à des papiers écrits par les principaux du village et dont ils ne connaissaient pas le contenu, ignorance que de nombreux témoins pouvaient affirmer. Ces témoins, dont ils avaient sans doute d’avance payé le concours, furent appelés aux assises; mais soit qu’ils eussent été achetés à un prix supérieur par le darogah, soit qu’ils fussent intimidés, ils confirmèrent purement et simplement les faits de l’enquête, ajoutant qu’ils avaient entendu l’aveu du crime sortir de la bouche des accusés. Une condamnation capitale termina le procès. Ce fut seulement alors que les condamnés avouèrent leur transaction avec le darogah, et purent, heureusement pour eux, donner la preuve qu’au moment du meurtre ils étaient renfermés dans la prison du district.

Ce ne sont pas là, nous le répétons, des histoires faites à plaisir ; quiconque a vécu dans l’Inde les reconnaîtra pour exactes; quiconque réfléchira qu’au Bengale le prix courant d’un faux témoignage est d’un ana (17 centimes !) comprendra facilement que, ne fût-il pas vrai, notre récit est au moins très vraisemblable. Voici du reste les opinions qu’un Hindou dont le nom est arrivé jusqu’en Europe, et qui se distinguait parmi ses compatriotes par ses lumières, ses idées libérales, son goût pour toutes les choses de la civilisation européenne; voici, disons-nous, les opinions que Dwarkanauth Tagore exprimait, il y a plus de dix ans, au sujet de la police anglo-indienne devant le comité d’enquête de Londres; ces opinions, il les exprimerait sans doute encore aujourd’hui : «Je pense que du darogah au péon le plus infime tout l’établissement de la police est gangrené, et que l’on ne saurait obtenir justice dans un seul cas sans acheter à prix d’argent la protection de ses officiers. Lorsqu’un magistrat prend une affaire des mains du darogah, la partie même qui a le bon droit de son côté doit payer le bon vouloir de cet agent, et comme les deux adversaires s’efforcent par des présens d’obtenir sa protection, il arrive le plus souvent que les conclusions du rapport donnent gain de cause à celui qui a déboursé les plus grosses sommes sans tenir nul compte des intérêts de la justice. Si un officier inférieur de la police est envoyé dans un village pour faire une enquête, l’intendant du zémindar lève immédiatement une taxe à son profit sur les habitans, et cette coutume est établie de si longue date, qu’elle s’exerce comme un droit, sans provoquer les moindres réclamations. Le darogah et ses agens, lancés à la poursuite des auteurs d’un dacoït (crime de vol à main armée), saisissent au hasard innocens et coupables dans les villages qu’ils