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définition une rancune mal déguisée dont nous devons tenir compte. « Cette puissance des impuissans, » c’est ainsi que M. de Lamartine qualifie la critique. Heureusement la critique ne ressemble pas à la démocratie dont parle avec tant d’éloquence M. de Pontmartin : si elle concevait des ressentimens, elle ne voudrait pas les venger. Il n’appartient qu’aux écrivains gentilshommes de rêver de telles vengeances. Les écrivains roturiers se contentent de venger des injures[1]. Or la définition donnée par M. de Lamartine n’a rien d’injurieux. C’est une boutade de poète en colère parfaitement inoffensive, et qui peut tout au plus amener le sourire sur les lèvres.

D’ailleurs M. de Lamartine a pris soin lui-même de réfuter sa définition d’une manière victorieuse. Ceux qui avaient pu le croire sur parole pensaient sans doute que les poètes n’avaient qu’à tenter la critique pour révéler sur-le-champ et sans effort leur puissance souveraine dans ce domaine nouveau. Le jugement que vient de porter M. de Lamartine sur l’ensemble de la littérature française doit leur prouver qu’ils se sont trompés. La puissance des impuissans n’est pas si facile à conquérir que les poètes se plaisent à l’affirmer. Pour donner son avis, ce qui est sans doute un bien maigre lot, il faut encore prendre la peine d’étudier les hommes et les choses dont on parle; mais un pareil souci n’est pas digne d’un vrai poète, et M. de Lamartine s’est évertué à nous le prouver. Son érudition ne l’embarrasse pas. Il y a dans le développement de sa pensée une franchise, une liberté qui n’ont rien à démêler avec le doute. Voilà ce qui s’appelle prouver sa puissance. Les petits esprits qui n’ont jamais rien inventé, qui ont dépensé toute leur vie à chercher la raison du sentiment qu’ils expriment, se croient obligés de connaître les hommes dont ils parlent. M. de Lamartine inaugure dans la critique un système tout nouveau. Il parle sans hésiter des hommes et des choses dont il a entendu parler. Quel admirable entrain, quelle verve d’imprévoyance, quelle magnificence d’oubli ! Il ne s’inquiète pas de savoir si la seconde page contredit la première; à quoi bon? Un pareil souci n’appartient qu’aux impuissans; les poètes devinent tout, et n’ont besoin de rien apprendre; étudier, réfléchir, hésiter, comparer, sont des nécessités misérables que les poètes ne connaissent pas. Ils savent parce qu’ils veulent savoir, et la volonté leur tient lieu d’étude. Précieux privilège que je leur envie! Malheureusement j’ai la faiblesse de croire que pour parler il faut savoir, que pour savoir il faut étudier. Cette croyance naïve ne s’accorde pas avec la fécondité : quand on se laisse arrêter par de telles minuties, il n’y a pas moyen

  1. S’ils n’aiment mieux les dédaigner en les estimant juste ce qu’ils estimaient les obséquiosités et les flatteries de la veille.