Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sévères et comme un peu éteints, le nez droit et fin, une épaisse chevelure grisonnante. Le père de Mme Eltsof s’appelait Ladanof ; il avait passé près de quinze ans en Italie. Quant à sa mère, c’était une simple paysanne d’Albano qu’un jeune Transtévérin, jaloux de Ladanof, avait assassinée peu de jours après la naissance de son unique enfant. Cette histoire fit beaucoup de bruit dans le temps. Arrivé en Russie, Ladanof ne sortit plus, non-seulement de sa maison, mais même de son cabinet ; il s’y livrait à la chimie, et quelque peu aussi aux sciences cabalistiques. Tous ses voisins le regardaient comme sorcier. Il adorait sa fille et se plaisait à l’instruire, mais il ne lui pardonna jamais sa fuite avec Eltsof ; il prédit aux deux époux qu’ils seraient malheureux et mourut sans les revoir. Pendant son veuvage, Mme Eltsof s’était entièrement consacrée à l’éducation de sa fille et voyait fort peu de monde. Lorsque je fis la connaissance de Vera, figure-toi que celle-ci n’avait encore jamais mis le pied dans une ville, elle n’avait même pas visité le chef-lieu du district.

Ce n’était pas au reste la seule différence qui existât entre Vera et nos jeunes compatriotes. La fille de Mme Eltsof avait un cachet tout particulier. Ce qui me frappa d’abord en elle, c’est un air de calme qui était répandu sur toute sa personne et se retrouvait même dans sa manière de parler. Jamais elle ne paraissait préoccupée de quoi que ce soit, jamais elle ne s’agitait ; toutes ses réponses étaient pleines de bon sens, elle écoutait avec attention, et rien de plus. L’expression de sa figure indiquait la droiture et la simplicité d’un enfant ; elle était un peu froide et nullement pensive. Lorsqu’elle s’animait, ce qui était rare, ses mouvemens de joie étaient peu apparens ; mais la pureté de l’innocence, bien plus séduisante que la gaieté, y respirait toujours. Petite de taille, un peu fluette, elle était pourtant bien conformée, et ses traits réunissaient la délicatesse à la régularité ; elle avait le front uni, les cheveux d’un roux doré, le nez aquilin comme sa mère et les lèvres assez pleines ; une épaisse rangée de cils bordait ses yeux d’un gris tacheté de noir, et dont le regard était un peu trop fixe. Quant à sa voix, elle était d’un timbre aussi pur que celle d’un enfant. Ayant été présenté à sa mère et à elle au bal de mon oncle, je me rendis peu de jours après dans leur bien.

C’était une étrange personne que Mme Eltsof ; elle était d’un caractère ferme, opiniâtre et concentré, qui avait sur moi une grande influence ; elle m’inspirait du respect, et j’avoue même que je la craignais un peu. Comme elle avait des idées arrêtées sur tout, elle élevait sa fille suivant un certain système qui n’avait du reste rien d’oppressif. Sa fille l’aimait et avait en elle une confiance aveugle. Lorsque Mme Eltsof lui donnait un livre en disant « ne lis point telle