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En présence de pareils faits, il n’est pas surprenant qu’un complet revirement d’opinions se soit opéré dans le nord. Autrefois les états libres, enivrés de leur propre prospérité, s’endormaient dans une sécurité trompeuse ; ils ignoraient ce qui se passait au sud, et ne voulaient pas croire aux dangers de l’esclavage. Aujourd’hui ils connaissent et l’arbre et ses fruits. Les statisticiens et les économistes ont ouvert les yeux aux classes éclairées ; les moralités et les romanciers ont conquis à la bonne cause les masses populaires. Beecher Stowe avec trois livres, la Case de l’Oncle Tom, la Clé de l’Oncle Tom et Dred, en remuant les âmes par des récits touchans et passionnés, a fait comprendre aux plus ignorans quel est le caractère véritable et indélébile de l’esclavage, et à quel point celui-ci outrage l’humanité ; elle a gagné par là plus de voix à la liberté que tous les orateurs du congrès. Le clergé protestant lui-même a paru s’émouvoir et vouloir sortir de son apathie. Les opinions hostiles à l’esclavage gagnaient donc de jour en jour du terrain, lorsque la crise de 1854 vint imprimer une violente secousse aux esprits. Il y a vingt ans, les abolitionistes étaient une infime minorité, luttant contre la réprobation et la défaveur générales ; l’invasion, du Texas leur donna pour alliés le parti des free-soilers ; l’invasion du Kanas a rangé le nord tout entier sous la bannière des adversaires de l’esclavage. Les optimistes d’il y a dix ans ont abdiqué leurs espérances, et personne aujourd’hui n’oserait se dire seulement indifférent. Les hommes du sud, par leur langage provocant et par le cynisme de leurs déclarations, ont beaucoup contribué à ce réveil de l’opinion publique dans le nord : ils ont dit tout haut leur secret, et leurs paroles cette fois ne sont point tombées à terre. Il y a douze ans, un député du sud, parlant en faveur de l’annexion du Texas, disait en plein congrès, en désignant les bancs où siégeaient le démocrates du nord : « Je ne crois pas trop m’avancer en disant que les votes de ce côté de la chambre sont acquis d’avance à l’annexion. » Et cette impertinence ne provoquait que les rires ironiques du parti whig. En 1854, M. Douglas, défendant son bill contre M. Sumner, du Massachusetts s’est écrié : « Nous voulons vous mettre sous nos pieds. » Et cette brutalité grossière soulevait tout le nord d’indignation. Le dernier ouvrage de Mme Stowe, Dred, n’en est qu’un long commentaire Les hommes du sud cependant ne s’en tenaient pas à des paroles, et leur conduite allait dépasser toute mesure.

Le nouveau gouverneur du Kansas, M. William Shannon, avait réclamé l’envoi de troupes fédérales pour réduire les free-soilers. Le président était trop lent à prendre un parti au gré des états du sud. La Caroline du sud, la Georgie, le Texas votèrent des fonds pour l’armement et l’envoi dans le Kansas de détachemens destinés à assurer le triomphe des lois. » L’Alabama envoya un régiment