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roman moderne ; il a essayé tous les genres, même les plus déplorables ; il a pactisé mainte et mainte fois avec le mauvais goût et le mauvais esprit de l’époque. À juger son œuvre en elle-même et dans son ensemble, sans parler des admirations fanatiques, nous croyons que le mérite de l’écrivain a été étrangement surfait, et il nous a semblé qu’il ne serait pas inutile de rétablir sur ce point ce qui nous paraît la vérité. La critique a toujours le droit, et, quand on l’y provoque par l’excès de la louange, elle a le devoir de soumettre à un nouveau et sévère contrôle ces réputations exaltées au-delà de toute mesure. C’est bien assez des complaisantes flatteries qu’on adresse aux vivans : ayons du moins, à défaut d’un courage plus rare, le courage de dire la vérité à ceux qui appartiennent à l’histoire. Surtout ne rapetissons pas la critique littéraire en l’isolant systématiquement de toute pensée morale. Trop souvent, à notre avis, on a affecté, pour juger les œuvres contemporaines, de mettre, comme on disait, la morale hors de cause : on eût cru, en procédant autrement, trahir les intérêts de l’art, faire preuve de petitesse d’esprit et mériter le reproche de puritanisme ou de pruderie. Il semblait que ce fût affaire aux prédicateurs et aux pédagogues de juger les œuvres littéraires au point de vue de l’influence qu’elles peuvent exercer sur les mœurs, et que la critique en cela eût empiété sur le sermon et la leçon de morale. On n’était pas de cet avis autrefois : on ne connaissait pas la commode théorie de l’art pour l’art inventée de nos jours ; on tenait que la beauté morale est l’élément essentiel et le caractère éminent de la beauté littéraire. « Quand une lecture vous élève l’esprit, disait La Bruyère, et qu’elle vous inspire des sentimens nobles et généreux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon, et fait de main d’ouvrier. » D’où la conséquence sans doute pour le grand moraliste qu’un livre ne peut être bon, s’il inspire de mauvais sentimens et s’il abaisse l’âme. N’est-ce pas la même pensée qu’exprimait Vauvenargues, quand il disait « qu’il faut avoir de l’âme pour avoir du goût ? » Et Mme de Staël enfin n’en jugeait-elle pas ainsi, elle qui estimait que « la vraie critique est bien souvent un traité de morale ? »

Nous croyons que ces idées sont encore de mise aujourd’hui, peut-être même faut-il ajouter que jamais il ne fut plus opportun de les appliquer. Le passé ne nous a-t-il point assez appris où mène le divorce de l’art et de la morale ? Il est temps qu’ils se réunissent pour se féconder l’un par l’autre, il est temps que nous renoncions à ces lâches complaisances ou à ces indulgences aveugles dont nous avons trop longtemps encouragé une littérature corrompue, sans idéal et sans âme ; il est temps que nous coupions court surtout à bien des admirations factices qui protègent encore tant de fantaisies odieuses