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tenu compte en ce monde et dans l’autre. Le Mogol ne résista point à cet appel fait à sa religion et descendit de cheval. Le corps avait été placé dans la fosse de la manière prescrite par le Coran, la tête tournée vers La Mecque. Un tapis fut étendu devant l’officier : il ôta d’abord son carquois, puis son sabre et ses pistolets, qu’il déposa au bord de la fosse. Une fois désarmé, il se lava la face, les pieds et les mains, pour ne pas dire les prières en état d’impureté, et, se mettant à genoux, commença à voix haute le service des morts. Deux compagnons du défunt agenouillés près du cadavre priaient en pleurant ; les quatre autres s’étaient portés à la rencontre des deux domestiques pour que leur arrivée ne vint pas interrompre les prières du bon Samaritain Soudain, à un signal, les mouchoirs sont jetés, et au bout de quelques minutes le Mogol et ses deux serviteurs étaient empilés dans la fosse béante, conformément aux pratiques des thugs, la tête du cadavre d’en haut aux pieds du cadavre d’en bas. Tous les voyageurs que le Mogol avait rencontrés appartenaient à une même bande de thugs du royaume d’Oude qui, désespérant de capter sa confiance par de mielleuses paroles, avaient imaginé ce stratagème pour le tuer et s’emparer de son or et de ses bijoux. Le Mogol, homme de forte corpulence, mourut sur le coup ; ses serviteurs ne firent aucune résistance. »


Les thugs ne sont point les seuls malfaiteurs qui exploitent les voyageurs sur les routes de l’Inde, et il nous faut placer presque à leur niveau, pour l’atrocité des crimes et le nombre des victimes, les empoisonneurs ou dattureas, ainsi nommés de la substance vénéneuse qu’ils emploient le plus généralement, et qui sont répandus par centaines dans les trois présidences. Ces malfaiteurs se recrutent dans toutes les castes, empruntent tous les déguisemens qui peuvent servir leurs attentats, attentats que favorisent d’ailleurs les mœurs primitives du voyageur indigène. L’Indien en voyage profite en effet bien rarement de l’abri d’un toit : c’est au bord de la route, à l’ombre d’un bouquet de manguiers ou de tamarins, qu’il établit son domicile éphémère, c’est à la face du ciel qu’il fait les préparatifs de son dîner et goûte le sommeil réparateur qui le suit. À la faveur de ces habitudes d’une simplicité primitive, les dattureas en campagne s’associent aux voyageurs, et lorsqu’ils ont établi avec eux quelque intimité, ils profitent de la première bonne occasion pour mêler secrètement le poison au chillum du houkah ou à la nourriture de leur compagnon, qu’ils dépouillent ensuite à loisir. Aucune organisation souterraine ne relie entre elles ces bandes, composées chacune d’un petit nombre d’individus ; aussi les mesures préventives prises contre les empoisonneurs n’ont-elles pas eu le même succès que celles prises contre les thugs. Ce crime est si commun dans l’Inde, que nous croyons devoir reproduire ici la déposition faite devant un magistrat anglais par un fakir dont les dattureas avaient empoisonné le fils pour s’emparer d’une couverture d’une valeur de 12 anas (1 fr. 80) !

« Je demeure dans une cabane près de la route, à un mille et demi de la