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de ce monde, Mlle Aïsha Rosa. Vous avez rencontré quelquefois ce vieux pacha en redingote marron, dont le palais touche au vôtre. C’est un personnage fort curieux à connaître, qui représente la Turquie civilisée. Il a eu des missions importantes en France ; il a lu Voltaire et il boit du vin. Malheureusement il n’a pas porté dans un acte très récent de sa vie la finesse et le discernement dont il se pique. Il a fait un vol primitif, un vol barbare, si grossièrement patent, que le sultan a été forcé de lui infliger sa disgrâce. Le cordon est de nos jours ce que la vertu est depuis si longtemps, un vain mot. Osman-Pacha est donc en vie, peut-être même sera-t-il replacé plus tard ; seulement, à l’heure qu’il est, il habite mélancoliquement les rives du Bosphore, dans un palais qu’il voudrait vendre, et avec une fille…

— Qu’il vendrait comme son palais, dit Claresford en prenant une attitude attentive.

— Ma foi, continua Strezza, vous l’avez dit, et ce serait, suivant moi, une acquisition préférable à celle du plus beau marbre, de la toile la plus vivante et la plus splendide. Rien qu’en regardant cette parfaite beauté, j’ai encore une sorte de bonheur, et certes je ne vous l’aurais pas révélée, mon cher Hugues, malgré le goût que vous m’inspirez, si la destinée ne m’avait point fait ce que vous me voyez aujourd’hui. Je ne suis pas tout à fait l’ami du Monomotapa, ajouta-t-il en souriant avec la satisfaction littéraire d’un étranger versé dans la connaissance de nos chefs-d’œuvre, mais je suis heureux de vous faire une galanterie orientale qui ne me coûte qu’un bon avis.

Claresford devint tout rêveur. Quoique sa vie soit à coup sûr une de celles qui doivent mettre à la plus rude épreuve la pureté de nos anges gardiens, il a toujours eu une répugnance instinctive pour certaines amours. Il y a bien peu de temps encore, il croyait parfois, le soir, tout à coup dans sa tente, en écoutant d’une oreille distraite le bruit lointain du canon, à de si divins mystères de tendresses ! Qu’importe ? ce temps-là n’existait plus. Au bout de quelques momens, il sortit donc de sa rêverie pour dire à Strezza : — Eh bien ! soit, je vous suivrai chez Mlle Frazzini.

Le soir même, les deux amis entraient chez la femme du banquier. Il y avait là une de ces réunions étranges, comme on peut en trouver du reste beaucoup moins loin qu’à Constantinople, une fois qu’en matière mondaine on s’est écarté des voies orthodoxes ; c’était un de ces routs qui ont l’air, par la bigarrure des élémens qu’ils rassemblent, d’épisodes du jugement dernier. Un général polonais, une princesse arménienne, un marchand juif, un diplomate français étaient groupés auprès de Mme Frazzini. Claresford, qui