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caractère de Néron. En effet, chez lui l’artiste l’emportait sur l’empereur. Un succès de théâtre était plus à ses yeux que n’aurait été la conquête du monde. Il parcourut son empire comme un comédien en voyage. Néron ne triompha qu’une fois, et ce fut pour célébrer ses succès dramatiques. Souvent il revêtait le costume des joueurs de lyre. Il avait placé dans sa chambre à coucher une statue où il figurait dans ce costume. On peut s’en faire une idée, soit par celle dont je parlais tout à l’heure, soit par celle d’Apollon citharède te nant la lyre et vêtu d’une robe flottante, qu’on admire au Vatican dans la salle des Muses.

Néron avait tout d’un auteur et d’un chanteur de profession : la passion du succès, la jalousie et la vanité, qui se cachent sous les dehors d’une modestie affectée. Son régime était calculé pour fortifier sa voix. Quand il paraissait sur le théâtre, il montrait une envie puérile et fiévreuse de réussir, sollicitant timidement l’indulgence de ses juges, tremblant de faire une faute, et en mourant il s’écria : « Quel artiste on perd en moi ! qualis artifex pereo ! » Là est le mot de sa vie. Tout dans cette vie se rapporte à sa passion insensée pour les applaudissemens du théâtre, à ses prétentions d’artiste. Thraséas fut tué parce qu’il n’allait point l’entendre chanter, et s’il fit mourir Britannicus, ce fut en partie parce qu’on trouvait la voix de ce jeune prince plus mélodieuse que la sienne. Quand déjà le soulèvement de Vindex menaçait son pouvoir et sa vie, il n’était sensible qu’à l’injustice avec laquelle ce rebelle, dans ses manifestes, traitait les talens scéniques de son empereur. Il déclarait que s’il était renversé, il aurait dans son talent de quoi subsister partout.

Le besoin des applaudissemens le poursuivait, c’était une manie. Caligula, avait le premier, pour ses courses du cirque, inventé ces applaudisseurs à gages qui ont chez nous un nom plus vulgaire. Néron perfectionna l’invention de Caligula. Il fit rassembler cinq mille applaudisseurs très robustes, divisés en plusieurs bandes dont chacune avait ses instructions particulières. Pour s’assurer un auditoire, Néron faisait fermer les portes du théâtre, et l’on vit de mal heureux spectateurs, afin de lui échapper impunément, se précipiter du haut des murs ou feindre la mort pour pouvoir être emportés. Peut-être, si Néron eût eu un vrai talent pour les vers et pour la musique, la conscience de ce talent eût laissé son âme plus tranquille, et il eût été moins cruel ; mais, malgré tous les témoignages d’admiration qu’il arrachait par la peur et tous ceux qu’il s’accordait complaisamment à lui-même, il l’eut toujours au fond de son cœur un mécontentement sourd de lui et des autres, l’humeur d’un Cotin révolté, le dépit furieux de l’auteur à qui l’on n’a pas rendu justice comme Robespierre, ou du comédien sifflé comme Collot-d’Herbois.