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De là une irritation secrète et perpétuelle, dangereuse chez un homme qui avait à sa disposition tant de moyens de la soulager. À chaque effort malheureux de l’artiste, l’empereur s’en consolait par une cruauté. C’est pourquoi les portraits de Néron sont de deux sortes : les uns lui donnent une face grasse et pouparde sur laquelle on ne surprend aucun indice de méchanceté ; dans les autres, il est plus maigre, et il a l’air méchant ; ceux-là nous montrent Néron encore satisfait de lui parce que rien ne l’a détrompé, ceux-ci Néron que le sentiment obscur de sa médiocrité, joint à une vanité immense, a rendu féroce. Là c’est Néron applaudi par la complaisance de ses admirateurs, ici c’est Néron qui s’est enfin aperçu que le public le sifflait intérieurement.

Il n’y eut qu’un homme de guerre très remarquable sous Néron, Domitius Corbulon, général de la même trempe militaire que les généraux de la république, et qui, comme le dit Tacite, avait pensé qu’il était digne du peuple romain de recouvrer les conquêtes de Lucullus et de Pompée. Corbulon n’eut qu’un tort, qu’il expia : servir Néron et se fier à lui. Pour récompense des plus grands services et de la plus loyale abnégation, il reçut de l’empereur l’ordre de se donner la mort. Corbulon se perça le cœur en disant : « C’est bien fait ! » Le buste de Corbulon est expressif : on y retrouverait volontiers ce Romain de la vieille roche égaré au service de Néron. Il y a du dédain dans le coin de sa bouche ; Corbulon semble baisser sous le joug une tête énergique et intelligente, d’un air tout ensemble résolu et résigné. Malheureusement cette tête petite et fine ne paraît guère avoir pu appartenir au grand corps que Tacite donne à Corbulon.

Rien n’empêche au contraire que le buste attribué à Poppée, épouse de Néron, ne soit bien réellement le sien. Ce visage a la délicatesse. presque enfantine que pouvait offrir celui de cette femme, dont les molles recherches et les soins curieux de toilette étaient célèbres, et dont Diderot a dit avec vérité, bien qu’avec un peu d’emphase : « C’était une furie sous le visage des grâces. » Sa mémoire fut maudite avec celle du méchant empereur auquel elle avait conseillé le meurtre d’Octavie, et ses statues avaient été brisées du vivant même de Néron. Othon, devenu empereur à son tour et cherchant à raviver tous les souvenirs de Néron, dont il voulait faire tourner à son profit l’inconcevable popularité, releva les statues de Poppée, qu’il avait aimée. C’est à cette honteuse réhabilitation de Néron que nous devons de posséder un si grand nombre de ses images et le portrait de Poppée.

Nous avons aussi en abondance les portraits de Sénèque, qui fut le précepteur de Néron et sa victime ; Sénèque, que Diderot s’est en