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par moment avoir été fiers. Mistress Gaskell assure, et nous n’avons pas de peine à le croire, qu’ils exprimaient la colère ou l’indignation comme elle ne l’a jamais vu exprimer par le regard humain. La joie en est absente, et l’on n’y découvre aucun rayon qui fasse songer même à la possibilité du bonheur. Dès cette époque, l’abattement était l’état d’âme habituel de miss Brontë. Jamais, dit Mme Gaskell, elle ne connut l’espérance et ne compta sur l’avenir. La solitude, la tristesse, avaient pesé d’un poids trop lourd sur elle, et jamais elle n’essaya de soulever ce poids. Elle était taciturne, sans être cependant très rêveuse ; elle aimait la solitude par habitude et par choix plutôt que par goût et par nature. La pression des circonstances a fait dans son âme une fêlure qui, lorsque cette âme résonnera, produira une musique plaintive, agaçante ou même criarde. À l’école, elle n’évitait pas la société de ses compagnes, elle ne la recherchait pas. De bonne heure elle semble s’être dit que les plaisirs de l’intelligence étaient les seuls qui lui fussent permis et réservés. Aussi sa seule passion a-t-elle été celle des livres. Telle qu’elle est, avec son abattement, son énergie résignée, sa timidité et son stoïcisme, Charlotte me semble exprimer sous une forme bien équilibrée le génie propre à sa famille. C’est en elle que se combinent le mieux la timidité et la violence qui sont communes à tous les siens ; elle est en quelque sorte une transition entre la douceur résignée de sa plus jeune sœur, Anne, et les emportemens passionnés de Branwell et d’Emilie.

Nous n’avons pas de portrait de Branwell et d’Emilie ; c’est une lacune regrettable dans le livre de mistress Gaskell. Emilie était, dit-on, la plus jolie des trois sœurs. Nous ne savons jusqu’à quel point cette épithète de jolie était méritée. Ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’elle était l’esprit le plus distingué et le caractère le plus marqué de cette famille si fortement douée. L’abattement et le dédain de toutes choses, qui caractérisent Charlotte, sont absens de l’âme d’Emilie. Elle regimbe contre la destinée, elle soupire après la liberté, et quelques-uns de ses accens semblent appeler la passion » Elle a l’esprit plus poétique que Charlotte, et elle a aussi une nature plus poétique que la sienne. Elle était timide comme ses sœurs, mais sa timidité était sauvage comme celle des gracieuses bêtes fauves ; toutes ses passions et toutes ses habitudes, avaient aussi quelque chose de sauvage. Elle aimait les longues promenades sur les bruyères autour d’Haworth, et quand elle était loin de ses landes chéries, elle séchait d’ennui et dépérissait. On l’envoya à Roë-Head en compagnie de Charlotte, qui, après avoir été élève de miss Wooler, devint un instant sous-maîtresse dans son pensionnat. Trois mois après, il fallut la ramener à Haworth. Charlotte, qui connaissait