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aussi ses parens se proposaient-ils de l’envoyer bientôt à Londres comme élève à l’Académie royale. Branwell, nourrissant son imagination de cette espérance, en avait fait d’avance une demi-réalité, car il s’était mis à étudier les plans de Londres avec ardeur, et il étonnait tout le monde par la connaissance exacte qu’il avait des plus obscures impasses des quartiers les moins fréquentés de la grande ville.

Voilà les membres de la famille Brontë. À l’exception d’Anne, personne de talent et de mérite, mais dont les qualités de douceur sont un peu mises dans l’ombre par les dons brillans de son frère et de ses sœurs, ils ont tous des caractères excessifs. Quelle existence le sort infligera-t-il à ces personnes si ardentes ? Quels alimens donnera-t-il à leur curiosité ? Cette existence peut se raconter en deux mots pendant tout le temps de leur séjour à Haworth. Un jour y ressemble à tous les jours. Les trois sœurs se promènent sur les bruyères, en évitant autant qu’elles peuvent de traverser le village. Leur timidité est devenue tellement maladive qu’elles ont peur de la vue de leurs semblables, et que la rencontre des figures même familières est pour elles un événement pénible. Elles sont plus à leur aise au presbytère : là, après avoir vaqué aux occupations du ménage, elles lisent toute sorte de livres, dont quelques-uns excentriques et même dangereux, certains livres de piété par exemple, œuvres de quelques sectaires à demi fous, et remplis d’apparitions et d’avertissemens surnaturels. Le soir, elles cousent jusqu’à neuf heures ; alors la tante va se coucher, les sœurs posent leur ouvrage, et, après avoir éteint les lumières par économie, marchent en tout sens à travers leur chambre, éclairées seulement par la clarté sombre du foyer ou par quelque rayon furtif de la lune. C’est l’heure où elles causent, non pas de leurs espérances, mais de leurs inquiétudes, de leurs soucis et de leurs plans pour l’avenir. Le cimetière s’étend sous leurs fenêtres, et la mort leur donne souvent une distraction funèbre. Un certain hiver, les pluies ayant été plus fréquentes que d’habitude, les décès furent aussi plus nombreux. Pendant de longs mois, elles furent cloîtrées par le mauvais temps dans le presbytère, et la monotonie de leur existence revêtit une teinte sinistre. Toute la journée, les cloches faisaient entendre leur carillon lugubre, et, lorsqu’il s’interrompait, c’était pour faire place au bruit aigu et criard du ciseau qui taillait la pierre de quelque tombe récemment ouverte. Ce spectacle quotidien aurait dû, ce semble, émousser la sensibilité de Charlotte et de ses sœurs : il la rendit plus maladive, « J’ai vu Charlotte pâlir et près de s’évanouir, disait une de ses amies, un jour que, dans l’église de Hartshead, quelqu’un remarqua que nous marchions sur des tombes. »