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Le cœur s’use vite et vieillit vite avec une pareille existence. Replié sur lui-même, se nourrissant de sa substance, il s’amaigrit, s’étiole, contracte des infirmités précoces, ou se gonfle démesurément et s’hypertrophie. Charlotte et ses sœurs contractèrent de bonne heure quelques-unes de ces maladies. On la voit, à l’âge de dix-neuf ans, éviter d’aller trop souvent chez ses amies par la crainte bizarre d’arriver à trop aimer et de fatiguer l’objet de ses affections. Ce sentiment, qui est une sorte de dépravation propre aux personnes qui ont beaucoup souffert silencieusement, et qui arrivent à considérer la sécheresse comme une vertu, a beaucoup tourmenté toute sa vie. Nous la voyons occupée à réprimer ses penchans affectueux, à fermer son cœur, à se rendre indifférente et froide. Elle voudrait arriver à cet état de perfection où l’on n’agit plus par aucun mobile affectueux, mais par devoir. Cette déviation morale des sentimens naturels est très protestante. Calvin aurait approuvé cet effort de l’âme tendant à supprimer tout ce qui touche trop à la créature ; un puritain fanatique l’aurait encouragée comme l’unique voie du salut. Charlotte résista malgré tout, et n’osa jamais renier la nature ; mais dès-lors elle essaya d’établir dans sa vie un équilibre entre les deux mobiles de l’affection et du devoir. Une autre infirmité qu’elle contracta de bonne heure sous l’empire de cette solitude est celle du découragement. À vingt et un ans, elle écrit qu’elle voit bien que pour elle le printemps de la vie est passé. Enfin elle arriva, en se tourmentant elle-même et en faisant sans cesse le tour de sa conscience, à se demander si elle n’était pas condamnée, et à désespérer de son salut de chrétienne. Jamais Bunyan dans ses transes de l’enfer, jamais Cowper dans ses terreurs de l’éternité, jamais calviniste croyant à la prédestination, n’ont exprimé un plus sombre état d’âme que celui que laissent entrevoir pendant plusieurs années les lettres de Charlotte. Comme une analyse ne remplacerait qu’imparfaitement l’esprit de ces lettres, et qu’elles révèlent une situation morale inconnue dans notre civilisation catholique, nous en allons mettre quelques fragmens sous les yeux du lecteur. La vie morale du protestantisme, avec ses grandeurs, ses dangers et ses misères, respire dans ces lettres, singulièrement dramatiques, quoique une seule âme soit à la fois l’acteur et la scène de ce drame. Voici quelques fragmens de ses lettres écrites de dix-neuf à vingt-deux ans.

« Ma chère E…, je suis en ce moment toute tremblante d’agitation après la lecture de votre lettre. Je n’en ai jamais de ma vie reçu une pareille ; c’est l’épanchement sans contrainte d’un cœur chaud et généreux. Je vous remercie avec énergie de cette tendresse ; je ne reculerai pas plus longtemps devant vos questions, et je vous dirai pourquoi je souffre. Je souhaite d’être meilleure que je ne suis. Je prie souvent avec ferveur afin d’obtenir de devenir